Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 28 juin 1931

Si ça peut vous consoler un peu, je préfère vous avouer tout se suite que je m’ennuie autant que vous. Il fait très chaud, presque tous mes camarades sont déjà partis en vacances, Simone passe sa philo jeudi prochain, et par cela même, frôle l’abrutissement intégral… Pour me donner du courage, je songe bien que dans un mois, j’aurai quitté Paris, et que dans deux au plus, je serai dans vos bras, mais il me semble que ce temps-là n’arrivera jamais. Le film dont je vous ai parlé s’appelle « Tabou ». Il y a peu de chances pour qu’il passe à Royan avant quelques mois, car il est en exclusivité au Gaumont depuis une semaine seulement; je n’ai pas encore été le voir.

Le Gaumont-Palace est un cinéma parisien aujourd'hui disparu, qui se trouvait au 1, rue Caulaincourt (18e arrondissement).

J’ai lu moi aussi « L’ennemi intime ». J’ai trouvé ça assez ennuyeux, du reste, je lis très peu de romans, seulement ceux qui me rappellent les livres de Jack London, Conrad ou Curwood –et comme il n’y en a pas des foules en français ! ou alors, des récits de voyages, c’est ça qui m’intéresse le plus après les bouquins d’Histoire de l’Art. De Flaubert, j’ai lu « Trois Contes », « Salammbô » et « Madame Bovary ». J’aime un peu le premier, beaucoup le second et pas du tout le dernier. Je ne connais pas "La tentation de Saint-Antoine". Vous me prêterez cela pendant les vacances, n’est-ce pas ?

  Madame Bovary, pas du tout...

Si vous avez chez vous la petite Illustration, lisez « Terres embrasées », un roman d’un écrivain bolivien[1] qui a paru un peu avant Pâques. Je ne connais pas de Bolivien, mais j’ai connu beaucoup de Colombiens et d’Américains du Sud en général, et ça me paraît assez exact comme étude de caractères et comme atmosphère.

  

Costa du Rels & "Terres embrasées"

J’ai été à l’Exposition d’Art byzantin[2] –j’y retournerai car elle est très intéressante- et figurez-vous que j’y ai fait une conquête ! Un vieux prêtre d’au moins soixante-dix ans, avec qui je discutais, tout à fait par hasard, à propos de pièces de monnaie à l’effigie des empereurs de Byzance, et qui, tout étonné d’apprendre que je n’étais pas grecque, s’est écrié que dans toute la France, il n’y avait sûrement pas quatre jeunes filles connaissant l’Histoire de Byzance comme je la connaissais. C’est le compliment le plus original que j’aie reçu depuis ma naissance, mais je suis sûre, Phil, que vous ne saviez pas être amoureux d’un tel phénomène !

  Une statue présentée à l'exposition d'art byzantin

Vous avez du voir, sur les journaux, l’incendie qui a détruit le Pavillon des Indes Néerlandaises, à l’Exposition. C’est grand dommage, car c’était le plus joli peut-être. Et les pauvres petites danseuse de Bali ont failli être brûlées pendant leur sommeil… je n’en suis pas encore consolée.

   

L'incendie du Pavillon des Indes Néerlandaises à l'Exposition coloniale

  Les petites danseuses de Bali

Cette fameuse Exposition nous amène une nuée de cousins de province. Demain, ce sont des Bordelais[3]. Et comme ils tombent chez nous à des heures incroyablement matinales –lisez 9 heures a.m.- je suis réveillée par des éclats de voix gasconnes, qui me donnent le cafard parce que je voudrais les entendre ailleurs qu’ici…

A propos (ça n’a aucun rapport), retournez-vous à Nantes en octobre, ou sinon, dans quelle autre ville irez-vous ?

Le jeune Serge[4] a dit la vérité –tout au moins quant au fond de l’histoire- mais j’aurais bien voulu entendre la façon dont il vous a raconté cela, ce qui m’aurait amusée.

Signé Denyse

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[1] L’auteur de « Terres embrasées » est Adolfo Costa Du Rels (1891-1980),  écrivain bolivien né à Sucre, de mère bolivienne et de père français. Il occupa divers postes politiques dans son pays :

-           Ministre du logement (1928)

-           Délégué bolivien auprès de la Société des Nations (1931)

-           Ministre plénipotentiaire en Suisse et auprès du Vatican (1937-1943)

-           Ambassadeur en Argentine (1943-1944)

[2] Exposition internationale d'art byzantin du 28 mai au 9 juillet 1931, au Musée des arts décoratifs, Palais du Louvre, Pavillon de Marsan.

[3] Je soupçonne qu’il s’agisse là des «cousins Hostier de Bordeaux».

[4] Il s’agit d’un certain Serge Moriot, qui aurait tenté, en vain, un flirt auprès de Denise (voir la lettre du 24 juin 1931 de Philippe).