Lettre de Denise à Philippe, Royan, ce 16 septembre 1931

Phil, votre première lettre[1] est seulement arrivée hier matin ! Je commençais à être un peu fâchée et peinée de votre silence… Savez-vous que votre départ alimenté les conversations ici ? Hospitel ne m’a pas caché qu’il vous croyait un peu fou : la façon dont vous avez travaillé en juillet et en août l’a rempli d’ahurissement et d’inquiétude. Ensuite, personne n’avait reçu de vos nouvelles et votre mère craignait, paraît-il, que vous ne soyez à Paris au lieu d’être à Nantes[2]. Quelle drôle d’idée ! C’est du moins ce que Mic (Drouin) et (Jean) Hospitel m’ont raconté ce matin.

Je regrette de vous le dire, mais il fait très beau depuis votre départ, surtout aujourd’hui. Simone est partie ce matin ; je m’ennuie, je fais du tennis quelquefois avec Guy (Massé), je vais danser au Casino et comme je vous l’avais prédit, c’est le grand type qui s’appelle Pietro qui m’invite. Peut-être irai-je admirer samedi soir Hospitel qui prend part à un championnat de tango, avec une danseuse qui fait deux fois sa hauteur.

       

Un concours de tango en 1928

(in https://milongaophelia.wordpress.com/2015/01/27/le-championnat-international-de-danse-de-1928-a-paris/ )

Je suis sortie une ou deux fois avec la bande. Le soir du départ de Puyrigaud et des Rateau[3], ils ont voulu nous emmener souper avec eux, je ne sais plus dans quel café, j’ai d’abord accepté, puis ils m’ennuyaient tellement que j’ai profité d’une scène de jalousie faite par Louis Audebert à Simone pour m’éclipser discrètement. Il y a un petit type blond ou roux parmi eux, qui vous connaît et qui n’a pas attendu plus tard que le soir de votre départ pour essayer de recueillir votre succession. Il m’a bien embêté, il n’a pas lâché mon bras pendant toute la soirée, mais je pense qu’il a du perdre tout espoir, car je ne l’ai pas revu depuis trois jours.

Il y a eu des courses de canoë piteuses. Hospitel est arrivé troisième sur quatre concurrents, ensuite, il a gagné un canard étique[4].

Depuis votre départ, Simone a continué à naviguer entre ses deux flirts, auxquels elle avait adjoint un troisième, âgé d’un peu plus de dix, et qui l’emmenait au cinéma. Louis Audebert marche toujours. Quand s’arrêtera-t-il ? Il paraît qu’il est rempli d’admiration pour moi à cause de ma fidélité à votre égard.

Voilà toutes les nouvelles du pays, pas du tout intéressantes, vous le voyez, mais vous me demandez ce que je fais. Tout à l’heure, je vais sortir, j’emporterai « La Tentation de Saint-Antoine[5] » et j’irai lire sur les rochers du Fort (du Chay).

  les rochers du Fort du Chay en août 2020

Phil, j’ai beaucoup réfléchi à toutes les méchantes choses que vous m’avez dites l’après-midi de votre départ. Ce n’est pas du tout ma faute, vous savez, si je vous aime seulement comme une petite file, je ne sais pas aimer autrement, mais je suis sûre de ne jamais rencontrer un garçon qui me plaise autant que vous me plaisez. Avant de vous connaître, tous les hommes m’étaient indifférents, et maintenant, ils me dégoûtent tous. Lorsque je suis avec eux, c’est toujours à vous que je pense. Je veux que vous soyez certain de mon amour pour vous, ou sinon, je me croirai très sotte et très maladroite de n’avoir pas su vous en persuader.

P.S. : je vous envoie les photos du Fort ; elles ne sont pas mal, bien qu’un peu floues. Quant à la troisième, … déchirez-la, vous me ferez plaisir.

---

[1] Lettre de Philippe du 13 septembre donnant sa nouvelle adresse à Nantes.

[2] Décidément, l’idylle de Denise et Philippe éveille la méfiance dans les deux familles.

[3] Sur ces deux familles, voir les notes accompagnant la lettre de Philippe du 15 juillet 1931.

[4] Etique, un adjectif que je ne vois pas souvent, signifiant décharné, d’une extrême maigreur.

[5] Ouvrage de Gustave Flaubert dont Philippe nous parle dans sa lettre du 24 juin 1931. Cela signifie que Denise lui a emprunté ce livre.