Lettre de Denise à Philippe, Royan, ce jeudi 1er octobre 1931

Phil, je quitte Royan demain matin et je veux que ma dernière pensée avant de partir soir pour vous. Je suis un peu triste que nous ayons passé si peu de jours ensemble, et j’espère de toutes mes forces que l’avenir nous dédommagera. Ce serait tellement bon d’être toujours sûrs de se retrouver, au lieu que maintenant, chaque fois que je vous quitte, il me semble que c’est sans retour. 

Figurez-vous que Simone a rencontré à l’Exposition[1] l’ancienne buraliste, en face du Café des Bains[2], celle qui vous demandait des nouvelles de « votre petit flirt ». Il paraît qu’elle s’est informée de moi… Simone, qui ne la reconnaissait pas, en a été ahurie.

 Le Café des Bains à Royan

  

Deux interprétations du Café des Bains peintes par Picasso pendant son séjour à Royan (1940)

J’ai rencontré cet après-midi Serge Moriot, retour de Marseille, avec un type qui s’appelle Philippe Gaillard et qui m’a dit vous connaître, ainsi que Pierre Bouzin. J’ai aussi rapporté chez vous la « Tentation de Saint-Antoine[3] », mais je la relirai à Paris, parce qu’ici j’ai mis tellement de temps avant de la terminer que je n’y ai pas compris grand-chose. Cela m’a semblé seulement un peu bizarre.

Hospitel et Mic (Michel Drouin) sont partis ce matin. Hier soir je m’ennuyais, je suis allée au cinéma, j’ai vu Brigitte Helm[4], qui est une femme très belle. C’est malheureux que vous n’ayez pas été avec moi, elle est merveilleuse, vous savez, elle ressemble tout à fait aux femmes de Botticelli.

  

Deux photos de Brigitte Helm que Denise avait conservées dans sa boite à photos

Simone passe sa philo le 16, je ne sais pas si elle sera reçue, mais sur ses lettres, elle parle beaucoup de films qu’elle va voir, de l’Exposition et des promenades au Bois qu’elle fait en compagnie de ses flirts n°3 ou 4. Ce n’est pas très rassurant… Vous passez votre examen le 10, je crois ? Je vous promets de penser à vous toute cette journée, mais je voudrais bien être à la fin du mois pour connaître le résultat.

Mon ami, moi aussi, j’ai pensé souvent aux quelques instants passés ensemble en fin de semaine, un soir, un matin… C’était trop court, Philippe, j’aurais voulu que cela dure toujours. C’est trop triste et décourageant de songer que, pendant une année, nous sommes séparés plus de onze mois ! Ne trouvez-vous pas cela révoltant, de perdre ainsi l’époque la plus belle et la plus douce de notre vie ?

"Ne trouvez-vous pas que c’est révoltant, de perdre ainsi l’époque la plus belle  et la plus douce de notre vie ?"

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[1] L’exposition coloniale internationale de 1931 s'est tenue à Paris du 6 mai au 15 novembre 1931, à la porte Dorée et sur le site du bois de Vincennes, pour présenter les produits et réalisations de l'ensemble des colonies et des dépendances d'outre-mer de la France, ainsi que celles des principales puissances coloniales, à l'exception notable du Royaume-Uni, au sein de pavillons rappelant l'architecture de ces territoires, notamment d'Afrique noire, de Madagascar, d'Afrique du Nord, d'Indochine, de Syrie et du Liban. Elle reçut huit millions de visiteurs, venus accomplir « le tour du monde en un jour » selon le slogan de l'époque, et fut en même temps l'occasion pour le parti communiste d'exprimer ses convictions anti-colonialistes.

[2] Paniqué à l'idée que la guerre pouvait le surprendre à Paris, il se réfugie à Royan. C’est pour cette raison qu’il peint, le 15 août 1940, son plus célèbre tableau de Royan Le Café des Bains, l'un de ses rares paysages.

[3] La Tentation de Saint-Antoine, de Gustave Flaubert,  est un roman pessimiste abstrait, évidemment inspiré par un tableau éponyme de Brueghel. La Tentation de Saint Antoine n’est pas autre chose qu’un saint tenté dans sa chair par le diable, avec tous les artifices dont le diable peut disposer. Dans la pensée définitive de Flaubert, la tentation de Saint Antoine est devenue un homme, ou plutôt l’Homme, tenté surtout dans son esprit pour toutes les illusions de la pensée et de l’imagination.

[4] Brigitte Eva Gisela Schittenhelm, connue sous le pseudonyme de Brigitte Helm, née le 17 mars 19061 à Berlin et morte le 11 juin 1996 à Ascona en Suisse, est une actrice allemande connue principalement pour son double rôle de Maria et du robot dans Metropolis de Fritz Lang (1927).