Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce mardi 17 novembre 1931
Je crois que nous devenons très paresseux tous les deux, Phil : votre dernière lettre est vieille de huit jours et j’y ai répondu seulement par quelques lignes. C’est très mal, aussi je viens vous écrire très longuement.
Vous avais-je parlé de mon amie hindoue[1] ? Figurez-vous que sa sœur est aux Beaux-Arts depuis deux ans et est très douée et très calée. Alors, quand elle m’a vue, elle est devenue folle de mes cheveux et a voulu absolument faire mon portrait avec mes cheveux dénoués. Comme c’était pour un concours et qu’elle avait très peu de temps, j’ai posé presque sans arrêt depuis trois jours, et c’est pour cela que je n’ai pas pu vous écrire comme je vous l’avais promis. Maintenant, c’est fini, mais elle n’est pas très satisfaite du résultat, parce que c’est une très grande étude à l’aquarelle –presque grandeur nature- et elle est surtout bonne en huile. Elle veut me refaire toute entière –à l’huile cette fois. Si cela me plaît, je vous enverrai la photo. Je n’ai jamais connu une fille aussi extraordinaire, vous savez, Phil ? Elle a une intelligence et une personnalité comme je n’en avais jamais rencontrées chez une femme jusqu’à présent, et aussi un très grand talent, très puissant et robuste, toutes ses œuvres semblent faites par un homme. Et elle a seulement dix-huit ans avec tout cela ! C’est formidable tout ce qu’elle peut assimiler, ce matin, je m’amusais à regarder les livres éparpillés dans sa chambre, ça va de Romain Rolland à Gandhi, en passant par Tolstoï, Bernard Shaw et Ibsen. Elle a sur tout cela des opinions souvent arbitraires mais jamais médiocres. Je crois qu’elle connaît mieux la littérature française que moi, et pourtant, je sais plus de choses que la moyenne des jeunes filles françaises, il me semble. Et avec cela, elle est jolie, un type hindou très pur, tout à fait le profil des miniatures persanes. Sa sœur, par contre, est complètement européenne physiquement (leur mère est hongroise), elle est encore plus jolie, mais d’une façon moins caractéristique.
Amrita, Denise, Indira fin 1931, au domicile des Sher-Gil, à Paris
Enfin, vous voyez, je suis complètement subjuguée. Peut-être que tout cela ne vous intéresse pas, mais je voudrais tellement que vous soyez mêlé à ma vie, Phil. Si je vous voyais tous les jours, je vous raconterais toutes les choses que je fais, toutes, même les plus petites, parce que je voudrais que rien de ce qui est en moi ne vous soit étranger. Mais vous êtes loin et je peux seulement vous écrire, alors je mets tout ce qui m’a frappé davantage, parmi les choses, ou les gens, que je vois. Mon ami, j’aimerais que jamais nous n’ayons de secret l’un pour l’autre, est-ce une chose impossible ? Parfois je me dis : « c’est idiot d’aimer ce garçon comme je l’aime, je veux essayer de l’oublier un peu ». Pour cela, je sors beaucoup, je laisse des tas de gens très indifférents me dire que je suis jolie, je réussis à vous oublier pendant deux jours, et puis tout à coup, sans savoir pourquoi, je pense à vous mille fois davantage. Alors je vous demande pardon (en pensée), j’ai à nouveau le cafard, et tout recommence. C’est terrible, mais ça m’est égal, malgré cela, je préfère vous aimer.
Répondez-moi très vite cette fois-ci, par une lettre très longue.
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Une des premières lettres d’Indira Sher-Gil à Denise, Paris, mardi 17 novembre 1931 (approximativement)
(les fautes ont été corrigées, mais vous pouvez lire la lettre originale jointe; Indira commence tout juste à apprendre le français, après l’anglais, l’ourdou et le hongrois, et elle n'a que 17 ans!)
Ma chère Denise
J’ai oublié avant-hier de vous demander si vous et votre sœur, pourrez venir chez nous[2] mercredi pour le diner à 8 heures. Vous viendrez sûrement, n’est-ce pas ? Et tâchez de ne pas vous sauver tout de suite, parce qu’on va danser.
Alors, je vous dis au-revoir, ma chère, et à bientôt
Signé Indu