Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux 25-11-1931
Vous devez être très fâchée de ce que je n’ai pas encore répondu à votre dernière lettre, qui me demandait pourtant de le faire très vite. Vous le serez encore plus lorsque je vous aurai avoué que je le faisais exprès ! C’est vrai que pendant ces derniers jours, je ne vous écrivais pas, ou très peu, c’était presque naturel car j’avais beaucoup à faire et je n’étais pas vraiment maître de mon temps, mais, vous, peut-être auriez-vous pu prendre quelque instants à votre amie hindoue pour écrire quelques mots à ce pauvre Phil qui en avait bien besoin. Mais à quoi bon dire tout cela ? Très certainement, vous trouverez que j’ai tort et je serai forcé de vous demander de me pardonner si vous ne m’écrivez pas plus souvent, n’est-ce pas ?
Désespérant de voir David Golder, j’ai acheté le livre[1], il y a maintenant longtemps : c’était au début du mois ; je ne l’ai pas trouvé mal et très certainement avec un bon artiste, l’effet au cinéma doit être très puissant.
David Golder, écrit par Irène Némirovsky
David Golder, illustrations de Pierre Dubreuil, né à Quimper en 1891, mort à Paris en 1970, peintre et graveur français. Quittant après un trimestre l'École des Beaux-Arts, Dubreuil entre en 1909 à l'atelier d'Henri Matisse où il étudie la peinture et la sculpture. Mobilisé, il n'exposera pas avant 1921, au Salon des indépendants et au Salon d'automne dont il devient sociétaire la même année ; il expose aussi aux Tuileries.
A ce moment-là, j’ai acheté aussi un livre que vous ne connaissez sans doute pas : La Mer, de Bernhard Kellermann[2], qui est très bien à mon avis et son sous-titre -la chanson de geste des pêcheurs- l’explique bien : c’est la vie dans l’île la plus désolée de France –Ouessant- où les femmes ont, comme vous, les cheveux longs et les portent dénoués, mais elles sont brunes et moins jolies. Ouessant : un mince banc d’écueils noirs toujours battus par les lames et que j’ai vue par un matin brumeux, houleux, telle qu’elle sera toujours associée dans mon esprit avec le mot « désolé ».
La Mer, de Bernard Kellermann. A droite, une page du livre anotée par Philippe, sur une erreur: "dix huit nœuds" signifie 33 km/h, il est donc inutile d'écrire "nœuds à l'heure".
[1] David Golder est un roman d'Irène Némirovsky, paru en 1929. Résumé : David Golder est un financier juif qui a passé sa vie dans le monde des affaires. Lorsqu'il refuse une ultime proposition de son collaborateur, ce dernier se suicide dans un bordel. Déprimé, David Golder cherche du réconfort auprès de sa femme et sa fille, lesquelles ne voient en lui qu'un pourvoyeur d'argent et le méprisent. Peu après, il est victime d'un arrêt cardiaque.
[2] Après un séjour de quatre mois à la pointe de Pern sur l’île d’Ouessant en 1907 dans la Villa des Tempêtes – ancien bâtiment hébergeant la trompette de brume à vapeur (1885 à 1900), – Bernhard Kellermann (1879-1951) publie en 1910 Das Meer, édité en français en 1924. L’île (Ouessant – jamais nommée), la mer, le vent, les femmes, les hommes partis sur l’Océan sont la matière de ce roman magnifique et intemporel.