Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce lundi 11 janvier 1932

Phil, que signifie votre silence ? Je suis très inquiète, je vous assure. Votre dernière lettre est celle de Noël : presque trois semaines déjà ! Je vous ai écrit boulevard Antoine Gautier, n’avez-vous rien reçu ? Comme je crains que vous n’ayez déménagé, j’envoie ceci à Royan en priant qu’on fasse suivre. Si vous n’avez pas d’excuse, vous êtes impardonnable et très méchant garçon. Vos lettres, cette année, m’arrivent de plus en plus irrégulièrement, je vais finir par croire que vous ne m’aimez plus. Dites-moi tout de suite que ce n’est pas vrai, sinon, j’en aurais trop de peine !

J’espère que vous n’avez pas passé des vacances trop tristes. Figurez-vous que depuis huit jours, je suis obligée de travailler un peu. Ça vous étonne ? Vous souvenez-vous que je vous avais parlé de dessins de mode, à Royan, pendant les vacances ? Vous vous étiez même un peu moqué de moi à ce sujet… Eh bien, ça va peut-être marcher, sinon tout de suite, mais dans deux ou trois mois. Il faut vous dire que mon mérite personnel n’y est peut-être pas pour grand-chose, mais comme j’ai beaucoup de recommandations et que cela compte principalement, j’ai quelque espoir. Seulement, j’aimerais mieux que ça marche maintenant qu’au moment de Pâques, parce que je ne sais comment je ferais pour aller à Royan. Enfin, je tâcherai de m’arranger.

On donne en ce moment un film très bien, dans le genre de « Tabou », qui s’appelle « Kriss[1] » et qui a été tourné à Bali. J’irai le voir je pense cette semaine.

 Kriss, un film tourné à Bali

Simone a rencontré les Rateau[2] et le type qu’on appelait Paul. Elle est toujours ravie de faire son droit, et doit faire d’ici peu une conférence à la Faculté, mais elle n’en connaît pas encore le sujet. Vous voyez cela d’ici !

Phil, si vous voulez que je vous pardonne, vous devez m’écrire une longue, très longue lettre où vous m’expliquerez tout ce que vous faîtes. Je l’attends avec impatience.

P.S. : imaginez-vous qu’il y a quelques jours, un garçon m’a demandé en mariage. Seulement, il a eu la charité de me prévenir que si sa femme le trompait, il la tuerait, il tuerait l’autre, il tuerait tout le monde. Vous comprenez que devant la menace d’une telle hécatombe, j’ai préféré ne pas donner suite au projet !

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[1] Kriss (1932) : L'histoire de deux jeunes hommes, l'un prince du sang royal de Bali et l'autre défini comme un coolie, et ils sont tous les deux amoureux de Dasnee, une esclave possédant les charmes sensuels dont les femmes de Bali sont connues. Le prince épouse une fille de sa caste et le coolie épouse Dasnee, mais le prince aime toujours Dasnee. Donc, avec l'aide de sa sœur --- belle famille --- ils donnent à Dasnee, tandis que son mari est parti ailleurs, une bonne dose de goona-goona et le prince passe la nuit avec Dasnee. Il rentre chez lui au palais mais laisse son épée sacrée, connue au loin sous le nom de 'Kris', dans le lit. Quand le mari rentre à la maison, il sait qui a dormi grâce à l’épée sacrée dans son lit. Le mari se propose de redresser ce tort à la manière de ses ancêtres.

[2] Les Rateau sont cités à plusieurs reprises dans les lettres du 15 et du 30 juillet 1931, ainsi que le 12 août de cette même année.