Lettre de Denise à Philippe, Paris, mardi 14 juin 1932
Phil,
C’est vrai que vous avez été un garçon très paresseux et je commençais à être fâchée. Seulement, comme vous passez bientôt votre examen –vers le 15, je crois- je veux tout de même vous envoyer toutes mes pensées.
Simone vous a précédé : depuis hier, elle est débarrassée de l’écrit. Comme elle est rentrée assez tard dans la soirée, je l’entends qui baille avec fracas. Je crois qu’elle s’est tirée à peu près du droit civil, mais elle a séché lamentablement sur le droit romain.
Nous nous écrivons si irrégulièrement que je ne sais plus du tout ce que je vous ai raconté dans ma dernière lettre. Je fais beaucoup de choses, mais jamais très importantes, si bien que je ne sais pas trop ce qui peut vous intéresser. Je vais vous dire tout pêle-mêle :
J’ai assisté à un spectacle de marionnettes[1]. Vous savez que cela était très à la mode il y a quelques années à Paris. Celui-là était assez intéressant. Il y avait surtout un conte égyptien joué par des marionnettes en matière transparente, comme de l’écaille. Avec les éclairages, c’était excessivement joli. Il y avait un défilé d’ombres dans les Enfers qui était quelque chose de très artistique.
le théêtre de marionnettes du Ranelagh (16e arrond.)
Je suis également allée à un récital de danses et de mimes Tony Grégory[2]. C’était bien, mais un peu moins captivant que cet hiver. Cependant, une des danses, « Lamentations sur une mort par vendetta[3] », avec des chœurs corses dans les coulisses, m’a énormément plu.
J’ai écouté un récital Liszt. C’était un peu calé pour moi… cependant, j’ai beaucoup apprécié « Le roi des Aulnes » et « Le lac de Wallenstadt »
J’ai visité aussi plusieurs expositions, entre autres celles du legs Koeschlin aux musées de l’Etat[4], qui contenait des objets d’Extrême-Orient extrêmement intéressants. J’ai vu pour la première fois des dessins de ce fameux Hokousaï sur lequel j’avais lu tant de choses sans jamais pouvoir me rendre compte par mes propres yeux si son talent était aussi grand que cela. Je n’ai pas été déçue. Il y avait trop peu de choses de lui, mais toutes, extraordinaires comme souplesse de dessin, comme perspective, etc.
Hokousaï, le mont Fuji Hokousaï, par Edmond de Goncourt
Il y avait des Utamaro assez nombreux, mais ce n’est pas comparable. Des miniatures persanes et hindoues très curieuses.
Ouvrage sur Outamaro Un acteur prostitué séduit un client par une agréable conversation
Il y a enfin une rétrospective Gustave Doré[5] mais tellement abondante que j’ai à peine eu le temps de voir deux salles.
Dimanche prochain, j’irai dans l’île de Vilennes[6], chez les naturistes (au grand scandale de ma mère !) avec mes amies hindoues. C’est la fête du soleil, je crois que nous nous amuserons beaucoup. Quel malheur que tu ne sois pas ici ! Je t’enverrai des photos, mais ce ne sera pas la même chose.
Savez-vous déjà ce que vous ferez pendant les vacances ? Pour nous, rien n’est encore décidé.
Maintenant que mon portrait est terminé, je serai moins prise et vous écrirai plus souvent. Seulement, de votre côté, ne soyez pas un garçon si paresseux, autrement, je serai très, très fâchée.
L'île de Vilennes de nos jours Indira Sher-Gil et Denise, sur l'île de Vilennes
Amrita Sher-Gil, Denise île de Vilennes Indira
Amrita, une inconnue, Denise île de Vilennes groupe avec un garçon, Indira au centre, Amri à droite
Indira, Denise, Amri île de Vilennes Indira
Indira, île de Vilennes, sortie du dimanche 19 juin 1932
[1] Le théâtre de marionnettes dans les jardins du Ranelagh date de 1932. La salle est en plein air et le castelet n'est pas équipé de l'électricité (le seul de tout Paris). Les conditions de spectacles sont rudimentaires et le confort des spectateurs est soumis aux conditions météorologiques (pluie, vent, froid et extrême chaleur l'été).
[2] En effet, Denise se répète puisqu’elle a déjà parlé de ce spectacle dans sa lettre du 27 mai… !
[3] Voici, datant de l’année 1932, une critique du Figaro concernant cette danse : « Le danseur Tony Grégory a toujours pour lui le mérite, appréciable dans son art, de se dégager des influences qui pourraient l'inciter à imiter tel on telle. Ses compositions font preuve d'un goût inventif délicat. Tony Grégory est un des rares qui associent avec un égal bonheur la mimique à la danse, il a dépensé beaucoup d'esprit dans ses études sur la danse espagnole. Sa « Lamentation sur une mort par vendetta» est remarquable par sa sobre progression et son intensité dramatique.
[4] A l'Orangerie des Tuileries, Exposition des legs Kœchlin (Le Figaro 1932)
[5] Au Petit Palais, Rétrospective Gustave Doré (Le Figaro , 1932)
[6] L’île de Villennes est une île de la Seine, longue de deux kilomètres environ, située dans les Yvelines entre Villennes-sur-Seine et Carrières-sous-Poissy. Elle a connu un développement urbain à partir de 1912. Dans les années 30, elle a accueilli des nombreuses personnalités, qui habitaient des villas luxueuses en meulière au bord de la Seine. Les amies hindoues citées par Denise sont bien entendu Amrita et Indira Sher-Gil.