Lettre de Denise à Philippe, Royan, lundi 5 septembre 1932
C’est désolant mais je ne sais plus t’écrire. Je pense tellement à toi qu’il me semble que tu doives le sentir et qu’alors, c’est inutile que je t’envoie des mots pour te le dire. Tu sais, je ne pense pas arriver à réaliser que je t’ai quitté hier, et que je te reverrai maintenant Dieu sait quand. Je ferme les yeux et je m’imagine que tu es là. Seulement, ça a pour résultat de me faire vivre tout le temps dans une espèce de torpeur, et mon rhume de cerveau aidant, je suis incapable de rien faire. Cet après-midi, j’ai fait une promenade sur la Corniche. Au retour, j’étais si fatiguée par cet effort que je me suis étendue sur mon lit jusqu’au dîner.
Denise à Bordeaux le dimanche devant l'immeuble où loge Philippe
Tu sais, il ne faut pas que tu sois jaloux, jamais : en dehors de toi, rien n’existe pour moi. Je pourrais être toute seule sur la terre, sans trouver de différence.
… Ce qui est sûr, c’est que je t’écris des choses très bêtes. Alors, je vais faire comme toi l’autre jour et parler sérieusement : hier mon voyage a passé assez vite, car j’ai lu presqu’entièrement le livre que tu m’avais prêté. L’histoire de l’Emden[1] m’avait tellement empoignée que je suis arrivée à Royan sans m’en apercevoir. Tout à coup, comme le train ne repartait pas, je me suis précipitée à la portière et j’ai été tout étonnée quand on m’a dit que j’étais arrivée !
Jean Feuga, L'Emden, croiseur corsaire
Ici, c’est toujours le même lot de gens peu intéressants. Hospitel en est réduit à offrir des apéritifs à Simone, quant à celle-ci, comme elle est en période de chômage de flirts, elle se tricote des pull-overs à tour de bras. A propos, j’ai oublié de te raconter que Rosé, dans une de ses lettres, la suppliait de rétrécir son maillot de bain bleu. Eh bien, figure-toi qu’elle l’a fait le jour-même… ! Est-ce que ça signifie qu’elle est amoureuse de lui ?
L'entrée de Lucien Rosé dans la vie de Simone: à gauche, Denise, Lucien, Simone, à droite, Lucien.
Phil, je vais te quitter. Il est à peu près onze heures du soir, tu dois être dans ta chambre, en train de travailler, devant ta table, près de la fenêtre. Est-ce que tu dors bien dans ton lit ? J’espère que cette fois-ci tu n’as pas défoncé le tambourin.
[1] Ouvrage de Jean Feuga, paru en 1931 : l'Emden est un croiseur léger de classe Dresden lancé en 1908 par la Kaiserliche Marine. Affecté à l'Escadre d'Extrême-Orient, il mène une guerre de course acharnée dans l'océan Pacifique, coulant une trentaine de navires de juillet à novembre 1914. Le 9 novembre 1914, il est coulé par le croiseur australien HMAS Sydney lors du combat des îles Cocos. C'était le dernier navire de combat allemand à posséder des machines à vapeur.