Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce vendredi 5 mai 1933
Phil, j’ai été un peu paresseuse, mais pas plus que toi, qui m’écris des petites lettres de rien du tout pour me dire que tu es marteau[1] (je le savais déjà). Tu crois que c’est bien, ca ?
J’ai vu des tas d’expositions, de vernissages, cette semaine. Enfin, des tas… ça veut dire deux. Samedi dernier, c’était celui du Salon où Amrita exposait le portrait de sa sœur et le mien. Il paraît que le matin, elle a eu du succès auprès des professeurs et qu’elle va être nommée sociétaire, aussi était-elle très contente. Pour ma part, je trouve que ce n’est pas une de ses meilleures choses. Enfin, j’ai la satisfaction d’avoir mon portrait sur le catalogue du Salon. En sortant, je suis monté chez elles pour prendre le thé et j’y suis restée jusqu’à minuit.
Catalogue avec le tableau d'Amrita
Amrita Sher-Gil dans le catalogue; 1925 indique le n° du tableau exposé Catalogue de l'exposition
Mardi dernier, il y a eu un autre vernissage, celui d’un club où Amri exposait deux nus, dont l’un est vraiment d’une puissance extraordinaire, surtout quand on songe à son âge (celui d’Amri[2]) Ce soir-là, c’était très amusant, parce que le club en question, ce sont des femmes du monde qui font de la peinture, alors, si tu avais vu ces horreurs ! Il y avait seulement deux ou trois envois qui étaient bien.
Les deux nus d'Amrita exposés au club; celui de droite est clairement une ébauche de ce que sera l'art d'Amrita en Inde
Depuis mon retour de Royan, je ne fais pas grand-chose. Je ne suis pas encore sortie, je vais seulement à la culture physique. Figure-toi que Michel[3] s’est mis dans la tête de me marier. Il paraît que je ferai une femme tout à fait merveilleuse, que je n’embêterai jamais mon mari avec mes plaintes, car j’ai un caractère à souffrir « tout en dedans ». C’est du moins l’opinion de Michel, je lui en laisse la responsabilité.
Michel Nimcovitz et Denise place de la Nation; discutent-ils de ce qu'est "la femme idéale"?
Je n’ai pas encore commencé à nager, mais Simone et Rosé y sont allés ce matin. Rosé prend des leçons de natation et a ameuté la piscine parce que le professeur prétendait le faire entrer dans le grand bain au bout d’une corde. Même quand il a pied, il refuse énergiquement de lâcher le sol, préférant se servir uniquement des mains. C’est évidemment une façon originale de comprendre la natation. Tout ça, c’est bien ennuyeux, parce qu’ils ont assez d’économies pour s’acheter un canoë, mais Simone, dans sa sagesse profonde, a décrété qu’il ne pouvait en être question tant que Rosé ne saurait pas nager. Décidément, elle n’a pas de chance quant aux aptitudes physiques de ses flirts : ils sont tous plus piteux les uns que les autres.
Simone à la piscine Molitor, 1933
Une chose épatante, c’est que les Sher Gil viendront peut-être à Royan en août. Elles hésitent entre ça ou un voyage en Espagne. Si elles vont à Royan, j’ai l’espoir qu’on me laissera y aller avec elles, alors ce sera merveilleux, tu sais. D’autant plus qu’elles iraient sans doute sans leurs parents. Tu y seras en août, toi, j’espère ?
Je suis un peu triste depuis mon retour. C’est injuste qu’on soit toujours séparés. Je regarde autour de moi et je vois des gens assemblés par le hasard, laids et unis seulement par des intérêts matériels. Alors ça me dégoûte.
A partir de maintenant, je vais tâcher d’écrire tous les soirs ce que je fais dans la journée, et quand ce sera assez long, je te l’enverrai. Comme ça, tu sauras tout ce que je fais.