Lettre de Denise à Philippe, Royan, dimanche 8 octobre 1933
Excuse-moi de t’écrire au crayon, mais l’unique plume de la maison est aux mains de Maman, et le stylo de Simone n’a plus d’encre.
Phil, cette fois, ça y est, on part demain ! Les malles sont à moitié faites et je suis triste, je n’ai pas envie du tout de retourner à Paris. Ici, tu comprends, je suis encore tout près de toi, je vois des gens qui me parlent de toi. Pas seulement les gens, mais les choses aussi me parlent de toi, elles nous ont vus si souvent ensemble. Je t’aime bien, tu sais !
J’ai rapporté tes livres chez toi ce matin et j’ai vu ta grand-mère.
Grand-mère Adine, de son vrai nom Valentine Pinaud, était la femme de Paul Dyvorne.
J’ai gardé seulement le livre d’Alain Gerbault que je n’ai pas encore fini de lire. Pierre (Bouzin) est parti depuis huit jours, il paraît qu’il a laissé les affaires du Paul-Michel chez toi, aussi Mignot a-t-il dit qu’il ne voulait pas s’occuper tout seul du bateau. Ça fait qu’il est toujours dans le même état.
Levé en canoe, photographié par Denise depuis le fort du Chay, 1933 Photo prise à partir du Paul-Michel
Je t’envoie un contre-jour pris par Simone au Fort. Est-ce que tu l’aimes ?
Contre-jour pris par Simone au Fort.
Du même endroit, j’ai photographié Levé en canoë. C’est assez bien réussi. Je ne peux pas te l’envoyer car c’est lui qui l’a avec la pellicule. Il doit même te la rendre. Il m’a fait rire, Levé (est-ce que ça s’écrit comme cela ?). Comme je lui montrais les contre-jours de toi que j’ai fait agrandir, il les a trouvés très bien et il a ajouté d’un air convaincu : « C’est qu’aussi vous aviez un beau modèle… » Il est assez gentil, mais j’ai été déçu en le voyant de près, il est tout à fait chauve.
Si tu es à Royan pour Noël, j’ai décidé que j’y serai aussi, à moins que tu aies une autre idée pour qu’on se voie.
Tu sais, depuis trois jours, il fait beau, c’est dégoûtant de partir. Simone se baigne deux fois par jour et moi … j’ai toujours ma chance habituelle[1]. Figure-toi qu’hier, elle a nagé de la jetée, toute seule, jusqu’au deuxième escalier de Foncillon. C’est bien, tu sais, ça fait au moins 300 mètres. Mais au milieu, elle était fatiguée, elle s’est mise à faire la planche, je commençais à trouver le temps long ! Heureusement, Mic (Michel Drouin) et le Tchad étaient à vingt mètres de là. En rentrant, je vais tout de suite téléphoner à Indu. C’est même cette perspective qui m’empêche d’être trop triste… Mais ne t’imagine pas que je suis tellement différente à Paris de ce que je suis ici.
Dis à Brachet qu’il me donne la photo de toi, prise par Duval. Sinon, je le déteste !
Est-ce que le fiancé[2] de la jeune fille poitrinaire est toujours à St Jean de Luz ? J’ai pensé depuis que, s’il avait été allemand, il n’aurait pas pu être fiancé avec elle[3].
Je te quitte, Phil, il est au moins dix heures et je voudrais mettre cette lettre à la poste ce soir. Tu vas m’écrire quand je serai à Paris ? Bien sûr ? Je t’aime bien, tu sais, je ne flirterai pas, je serai très sage, je te le promets.
P.S. : Figure-toi que Maman s’est souvenue –trop tard hélas !- que nous devions aller hier à Bordeaux pour assister au départ de la sœur de Chiffon[4] sur le Meknès[5] ou le Marrakech[6]…
Paris 1928, les deux soeurs Trempat, Jane et Chiffon figurent sur cette photo. J'ai pu identifié chacun.
Saint-Germain-en-Laye, 1928, Jane & Chiffon sont en robe imprimée à fleurs.
Publicité de la Compagnie Générale Transatlantique pour la liaison Bordeaux-Casablanca, année 1932
[1] Denise sous-entend qu’elle est indisposée.
[2] Il s’agit d'Alfred Lafon, camarade d’études de Philippe à Bordeaux. Les fiançailles de Lafon seront rompues plus tard, au grand désespoir de ce dernier.
[3] La tuberculose était une pathologie qui effrayait particulièrement les nazis et l’emploi croissant des rayons X dans le dépistage de la tuberculose inquiétait les hygiénistes raciaux. La loi interdisait les mariages en cas de maladies contagieuses (essentiellement la tuberculose et les maladies vénériennes) ou héréditaires, telles qu’elles étaient définies dans la « loi sur la prévention des descendances atteintes de maladies héréditaires ». ((in Les Cahiers de la Shoah, 2007 et Revue d’Histoire de la Shoah, 2005).
[4] Chiffon, surnom donné à une amie d’enfance de Denise. Je me souviens de ce drôle de pseudonyme mais ma mère ne m’a jamais donné son vrai prénom, au cours de mon enfance. Le nom de famille était Trempat. Sa soeur était Jane Trempat, qui a épousé Henri Jeanson (1898-1946), ingénieur SUPELEC, prenant son poste à Casablanca. Nous retrouverons le couple Jeanson en 1938 et 39, lors des escales de Philippe à Casablanca.
[5] Le Meknès (1932 - 1940), paquebot de la Compagnie générale transatlantique, ex-Puerto Rico (1914 - 1932) : coulé par une vedette allemande le 24 juillet 1940, 400 morts.
[6] Le SS Marrakech (1929 - 1950), paquebot de la Compagnie générale transatlantique, ex- SS Haïti (1914 - 1929), paquebot de la Compagnie générale transatlantique