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De si longues Fiançailles
6 juillet 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, samedi 23 décembre 1933

Phil, tu es vraiment trop paresseux. Alors, j’ai voulu te punir et puis je m’aperçois que Noël passera sans que tu aies rien reçu de moi, et j’en ai du remords. Tu me pardonnes ?

Indu et Amri sont parties ce matin. Hier soir j’étais chez elles jusqu’à minuit pour les aider à faire leurs malles. Elles ont rempli la doublure de leurs manteaux de pièces d’étoffe qu’elles espèrent passer à la douane. Je t’assure que si les douaniers hongrois[1] ne voient rien, c’est qu’ils sont aveugles ! Enfin, ça nous a fait bien rire.

Les vacances des soeurs Sher-Gil en Hongrie, décembre 33-janvier34.

 1933 12 23 Fisherman's Bastion Budapest Amri à gauche Indira à droite janvier 34   1933 12 23 Fisherman's Bastion Budapest Indu Amri janvier 34

 Fisherman's Bastion à Budapest, janvier 1934

1933 12 23 Fisherman's bastion Castle Hill Budapest   1933 12 23 Fisherman's Bastion Budapest

Fisherman's Bastion de nos jours

1933 12 Noël à Budapest Indira (1)    1933 12 Noël à Budapest Indira (2)

 Noël 1933 à Budapest, Indira Sher-Gil

1933 12 Noël à Budapest Indira (3)          1934 01 Budapest Amrita & Viktor Egan

 Noël 1933, à Budapest, Indira                                      Amrita Sher-Gil avec son cousin Viktor Egan qu'elle épousera en Inde

Elles partent un mois et moi je reste seule, à avoir un peu plus le cafard… surtout en ce moment où j’aurais tant voulu être auprès de toi, pour Noël. Mais vraiment, c’est impossible : d’abord le scandale, et puis je suis complètement fauchée pour l’instant ! J’espère que ça ira mieux à Pâques de ce côté-là, et alors, je m’arrangerai pour passer deux ou trois jours à Bordeaux avant d’aller à Royan.

Je t’assure, Phil, que c’est décourageant d’être toujours séparés. J’ai l’impression que nous perdons sans retour nos plus belles années. Si seulement tu étais auprès de moi, j’aurais tous les courages, mais je songe que voici le quatrième Noël que nous passons loin l’un de l’autre, et cela me rend bien triste.

Mais je suis vraiment sotte de te parler de ces choses. Tu ne dois pas être tellement gai toi non plus.. As-tu lu « Le voyage au bout de la nuit », de Céline, dont on a tant parlé l’an dernier ? Il paraît que c’est un livre terriblement grossier, disent les uns, génial disent les autres. Tâche de te le procurer et dis-moi ce que tu en penses. Moi aussi je vais le lire. Je suis un peu curieuse de Céline depuis qu’on m’a assuré qu’il était absolument sincère, et qu’il avait dans la vie une opinion aussi méprisante et désespérée sur les choses et les gens que celle qu’il affiche dans son livre. Il est médecin dans un dispensaire à côté de chez moi[2] et je vais sans doute le connaître. Je crois que c’est un type qui en vaut la peine.

1933 12 23 Céline au pochoir devant le n°10 rue Fanny à Clichy                Voyage ed 1988 illustr Jacques Tardi

 Portrait de Céline au pochoir devant le n°10 rue Fanny à Clichy             Voyage au bout de la nuit, dans une édition de 1988, illustrée par Jacques Tardi.

Si tu vois Pierre (Bouzin), dis-lui qu’il n’oublie pas de m’envoyer des billets pour la Chambre des Députés[3] quand il en aura.

Phil, je crois que si j’avais du courage pour travailler, ça irait beaucoup mieux. Mais je suis lâche comme je ne sais quoi, et je deviens pleine de mépris pour moi-même. Je t’en prie, dis-moi comment je dois faire pour avoir un peu plus de volonté parce que je me laisse aller d’une façon vraiment désespérante.

Je te quitte, je me rends compte que ma lettre va te produire un effet tout autre que réconfortant ! Tout de même, ne sois pas trop désolé, c’est de ma faute si ça va mal, et c’est seulement ça qui me dégoûte.

Au revoir, Phil. Je voudrais que nous soyons deux gosses encore, pour que Noël puisse exaucer nos désirs.



[1] Je rappelle ici que les sœurs Sher-Gil sont hongroises par leur mère. Elles vont passer les fêtes de fin d’année à Budapest.

[2] Après avoir quitté Genève, Louis-Ferdinand Céline s’est installé comme médecin généraliste à Clichy en août 1927 où il a ouvert un premier cabinet qu'il a du rapidement fermer, faute de clientèle : « Depuis que j'ai ouvert mon cabinet, c'est la déche ! Pas de clientèle... Rien à foutre de la journée ... Faudra le temps de démarrer qu'on m'a dit (...) Faut il que je sois con de l'avoir cru ». Il s’est réinstallé à nouveau au 36 rue d'Alsace à Clichy inaugurant la légende mille fois ressassé de « Céline médecin des pauvres » voyant à longueur de journées défiler des pauvres gens à qui il n'osait souvent pas leur demander d'argent. Le manque de clientèle l'a obligé à fermer son cabinet de médecine général début 1929. En janvier 1929 Céline a trouvé un emploi dans le dispensaire qui venait juste d’ouvrir au n°10 rue Fanny à Clichy grâce à l’appui du docteur Rajchman et du professeur Bernard. Contrairement à ce qu’il espérait il n’a pas été nommé médecin chef. Le choix s’est porté sur le docteur Grégoire Ichok ce qui a immédiatement exaspéré Louis-Ferdinand Céline (in http://www.crif.org/en/node/23780 ).  Au printemps 1931, Louis-Ferdinand Céline écrira Voyage au bout de la nuit (prix Renaudot), dactylographié par Aimée Paymal, secrétaire du dispensaire de Clichy

[3] Pierre Bouzin, ami de Philippe à Royan, sensiblement plus âgé, possédant un bateau, le Paul-Michel, que Philippe utilise souvent, est un journaliste à Paris, proche du candidat de la Droite nationale républicaine aux élections législatives de 1932. Il a donc certainement ses entrées au Palais-Bourbon, dont aimerait bien profiter Denise.

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