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De si longues Fiançailles
9 juillet 2020

Lettre d’Amrita à Denise, Budapest, vers le 15 janvier 1934

 1934 01 15 Amrita (1)  1934 01 15 Amrita (2)

 1934 01 15 Amrita (3)   1934 01 15 Amrita (4)

 Voici une lettre qui est presque historique. Plusieurs personnages connus y sont cités, Marie-Louise Chassany (amante supposée d'Amrita), les peintres Sigur Wittman et Boris Taslitzky, la pianiste Edith Farnadi. Mais d'autre part, cette lettre m'a été demandée par Sotheby's lors de la vente aux enchères d'une œuvre d'Amrita à Londres le 6 octobre 2015, afin d'y figurer dans son catalogue, dont je vous montre quelques extraits ci-dessous. A cette époque, je n'avais pas daté cette lettre d'Amrita, mais je suis à présent en mesure de la placer dans la chronologie. Bonne lecture!

Ma chère Denise,

C’était très chic de vous occuper de Wittman[1] à un tel point, continuez vos actes charitables en faisant encore une commission.

C’était cette sotte de Marie-Louise[2] d’avoir fermé la porte à deux clés, mais enfin, on n’y peut rien maintenant.

 1932 Marie-Louise Chassany NGMA New Dehli   Marie-Louise Chasseny peinte par Amrita (1932)

 Ça sera peut-être moins long si vous allez chez nous[3] -préférablement le matin parce que Maman n’est pas à Paris et avec mon père, on ne sait jamais- mais Ilona, la bonne, est toujours là le matin entre 11 heures et midi ; adressez-vous à elle. Allez chez nous et emportez ma propre clé que vous trouverez dans le tiroir de ma table de nuit à côté de mon lit (je ne sais pas comment ça se nomme au juste, c’est pour cela que je vous donne l’occasion de faire fortune (un beau jour) avec un dessin authentique d’Amrita Sher-Gil, la mystérieuse petite princesse hindoue qui est en voie de devenir un grand peintre et qui alors, le sera (vous pouvez attendre longtemps, consolez-vous !)

 le dessin qui apportera la fortune à Denise  voici le dessin d'Amrita qui aurait du faire la fortune de ma mère...!

 La clé est une clé très mince et assez longue, il y en a 2 ou 3 dans le tiroir. Ça sera très probablement là-dedans, sinon, alors, cherchez dans la table de toilette (le tiroir de droite). Dites à la bonne qu’elle cherche aussi, je vous envoie ici un petit mot pour elle.

Je suis furieuse contre cette petite sotte de Madame Hutwak. Je déteste ces manières de se vanter, surtout quand on se vante avec des sottises.

Vous avez bien dû deviner la véritable origine de mes inspirations poétiques –seulement vous êtes une petite maline (pour ne pas dire « rosse » !!!)

Je me rappelle que quand je lui écrivais, je me suis arrêtée, après avoir écrit les formalités conventionnelles, avec une mine rongée de désespoir, en me creusant la tête avec quoi je pouvais remplir la page ? Et je disais à Indu « Qu’est-ce que tu veux que je lui écrive ? Je n’ai absolument rien, mais rien, à lui dire. » Et alors, comme un éclair, je voyais la solution du problème. Solution que je trouvais d’autant plus à propos que j’avais la certitude absolue que « ça prendrait ».

Je vous la conseille, Denise, solution facile et agréable, solution qui fait le maximum d’effet, avec le minimum de peine !

C’est affreux l’histoire de Boris[4] –il ne le méritait pas- un de ces rares êtres qui ne le méritait pas….

 boris taslitzky autoportrait 1927 Musée d'art et d'histoire du Judaïsme Paris   Boris Taslitzky grèves du Front Populaire en 1936 Tate Gallery

Autoportrait de Boris Taslitsky 1927 (musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, Paris)                   de Boris, cette oeuvre militante de 1936, Grèves du Front Populaire

 Umrao Amrita et Boris   Boris dans son atelier en 1990 avec le portrait d'Amrita peint en 12930

 à Paris, Umrao Sher-Gil, sa fille Amrita et le portrait de Boris au-dessus de la cheminée   en 1990, dans l'atelier de Boris, à 79 ans, près du portrait qu'il fit d'Amrita

 Mais cette petite sotte le regrettera un beau jour –quand ça sera trop tard. Ça sera ainsi, moi, je le sais.

Mais je n’en parle pas davantage, ça me fait trop de peine.

Indu me demande de vous prier de ne rien dire à Wittman à propos du frère d’Edith[5].

Elle est rentrée à Paris, Edith. Je ne sais pas ce qu’elle devient –elle ne m’écrit jamais. Elle doit être très occupée en train de préparer la première séance de sa série de concerts. Enfin, je sens que je m’embrouille inextricablement dans la langue française et je cesse.

Ingstad[1] est un petit ( ?) masochiste (à sa manière, quelque étonnant que cela vous paraîtra)

Amitié

Amrita

PS : l’autre jour on trouvait (un graphologue) que votre écriture ressemblait à la mienne, en plus « comme il faut » Ha Ha !

Le Catalogue pour la vente chez Sotheby's (Londres, Octobre 2015)

01 Cover    02 p 14

03 p 20  04 p 22

05 p 23  La lettre d'Amrita avait été traduite en anglais, sans commentaire ni date.



[1] Sigur Wittman (parfois orthographié Wittmann (1910-44) peintre hongrois vivant en France, présenté dans la lettre du 10 janvier 1934

[2] Durant ses études aux Beaux Arts, Amrita est en collocation (rue Notre-Dame des Champs) avec son amie Marie Louise Chassany et a une vie sociale très développée. Alors qu’elle est de passage en Hongrie, où elle retourne régulièrement, une rumeur enfle : elle serait dans une relation lesbienne avec Marie Louise, influencée par l’ambiance parisienne sulfureuse. Les deux jeunes femmes nient cela, et Amrita se justifie auprès de sa mère dans une lettre : « (…) je n’ai jamais eu de relation amoureuse avec Marie Louise, et je n’en aurai jamais. (…) Je confesse que je pense autant que toi aux désavantages des relations avec les hommes (…) Mais comme j’ai besoin de soulager ma sexualité physiquement d’une manière ou d’une autre (…) je pensais commencer une relation avec une femme si l’opportunité se présente ».

(in https://collectifprenezcecouteau.com/2018/01/01/amrita-sher-gil/ )

[3] Au domicile des parents Sher-Gil, 11 rue de Bassano, dans le 16ème arrondissement de Paris. La présente lettre est suivie dune brève missive à Ilona en hongrois, qui lui fournit les explications pour aider Denise.

[4] Peintre français, d'origine russe et de renommée internationale, Boris Taslitzky (1911-2005) est né à Paris où il a toujours vécu. En 1933, il adhère à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires puis, en 1935, au Parti communiste. En cette année 1934, Boris manifeste contre les ligues factieuses aux côtés des communistes lors des journées des 6, 9 et 12 février. Est-ce des déboires liés à son militantisme qui occasionnent la réflexion d’Amrita ? Une autre hypothèse plausible : L'AEAR (Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires) organise un « salon des peintres révolutionnaires » Porte de Versailles, à Paris, en janvier 1934. À cette occasion est édité un catalogue qui renferme la liste des œuvres exposées de Carlu, Estève, Léger, Lhote, Lipchitz, Lurçat, Masereel, Pignon, Signac, Henry Valensi, etc. Boris a-t-il été éliminé de la sélection alors qu’i est membre de l’Association ? Son infortune semble liée à l’action de « cette petite sotte de Madame Huwak » dont je n’ai trouvé nulle trace. Peut-être que cette lettre donnera des idées aux exégèses de l’œuvre de Boris Taslitzky ?

[5] Edith Farnadi (1911-1973), pianiste hongroise prodige, qui donne des cours de piano à Indira. Nous la retrouverons à de multiples occasions.

[6] Helge Ingstad (1899-2001), explorateur norvégien

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