Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
De si longues Fiançailles
13 août 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, samedi 6 octobre 1934

Phil, je ne t’ai pas écrit plus vite parce que j’avais tellement le cafard –et je l’ai encore- tu sais. Cette année, je n’ai pas de courage du tout. Je devrais travailler et je ne fais rien, je lis toute la journée et je pense à toi tout de même. Comme tu m’as dit de faire du sport, j’ai été patiner jeudi dernier, et ensuite, j’ai été à un cours de culture physique dont le professeur est très bon, c’est un moniteur de Joinville.

Numériser0006  Numériser0007

Dans le cahier de culture physique de Denise

Demain matin, j’irai faire du cross avec Académia[1]. Comme c’est très fatigant, ça me fera peut-être du bien moralement.

1934 10 06 Sébastienne Guyot                    1936 Academia & Sébastienne Guyot

l'aviatrice Sébastienne Guyot était adhérente à Académia, elle est citée à la fin de l'article (1936), ainsi que son club sportif

Aujourd’hui a été une journée dramatique. Ça a commencé ce matin. Simone a reçu une lettre anonyme et Maman s’en est aperçue (Rosé[2] en reçoit toujours). Ensuite, Simone, qui était partie pour le faire travailler, est revenue à midi et m’a confié : « Je viens d’avoir une scène avec Rosé, il voulait que nous nous fiancions cet hiver et j’ai refusé. Je lui ai dit que je ne me marierai jamais avec lui. Alors, il m’a répondu qu’il se suiciderait demain… » Je ne craignais pas trop cela, mais voilà qu’au milieu de notre déjeuner, Rosé arrive, pâle et défait. Simone l’emmène dans notre chambre et on n’entend plus rien. Mais Maman qui avait aperçu la tête de Rosé et avait deviné qu’il se passait quelque chose d’insolite, va les retrouver. Phil, imagine-toi ce tableau. Papa et moi, en tête-à-tête dans la salle à manger, entendant des bruits de sanglots et de mouchoirs et Maman s’écriant toutes les trois minutes avec une voix pathétique : « Je vous en supplie, réfléchissez, ne faites pas de bêtise… » Je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir le fou-rire de temps en temps, bien qu’au fond, ce n’était pas très drôle, si bien que Papa a fini par me dire : « Mais enfin, que se passe-t-il ? tu dois le savoir. » Je lui ai dit ce que je savais, et heureusement, il ne s’en est pas mêlé, parce qu’alors, ça aurait été complet. Il est du reste parti tout de suite après.

1934 10 06 la cigarette en image animée  La cigarette, image animée avec Lucien et Simone

Rosé est resté à peu près deux heures, il était dans un état d’énervement fou, il pleurait tout le temps, Simone, de temps en temps, et Maman était aussi énervée que Rosé. Je n’entendais que des bribes de la conversation, mais c’était joli…

Voilà exactement ce qui s’est passé. Tu sais que pendant les vacances, j’avais parlé sérieusement avec Simone au sujet de Rosé. Je lui avais dit qu’elle devait réfléchir, que « le mariage n’était pas les châteaux de la Loire… »

Seulement, moi, ce qui m’ennuie, c’est la part de responsabilité que j’ai là-dedans. Je suis sûre que si je n’avais rien dit, elle serait restée avec lui, elle commençait à s’amouracher de lui au début des vacances… Je crois aussi que si je la raisonnais, elle reviendrait sur sa décision, mais, dans un autre sens, je ne sais pas si je dois le faire, parce que vraiment elle n’aime pas Rosé du tout, et je me demande si ce serait lui rendre service, à lui, en arrangeant les choses… Comme c’est un paquet de nerfs, le premier chagrin passé, il se consolera peut-être assez vite. Simone, comme excuse, a dit qu’elle avait voulu rompre il y a deux ans, et qu’il lui avait déjà fait le coup du suicide… Mais ça, je suis sûr qu’il n’ira pas jusque là : quand on veut se tuer, on ne va pas le crier sur les toits six mois avant.

Ce qu’il y a de moins chic dans la conduite de Simone, c’est d’avoir sorti ça huit jours avant l’examen de Rosé, sans penser à son travail, ni aux sacrifices de ses parents. Parce que sûrement, il sera collé. Ça dénote un égoïsme formidable. Je lui ai dit : « Mais enfin, tu n’as pas pensé à attendre la fin de son examen pour lui dire cela ? »

-          J’y ai bien pensé mais je ne pouvais plus l’endurer »

Elle l’avait tout de même enduré pendant trois ans, et elle endurait très bien l’argent qu’il dépensait pour elle, surtout.

Comme il y a toujours le côté comique dans ces sortes d’affaires –et là il dominait- j’entendais Rosé beugler au milieu de ses sanglots : « Je sais bien que je suis indigne de vous, je sais bien que vous êtes parfaite. Je suis une nouille, une moule, je ne suis pas sportif… Je sais bien qu’un homme qui ne sait pas nager ne peut pas rendre une femme heureuse… » ( !!!)

Enfin, mon grand ami, écris-moi vite pour me dire ce que tu me conseilles de faire. Pour moi, j’ai une grande envie de ne plus me mêler de toutes ces histoires ; je ne m’y suis que trop mêlée jusque-là.

Côté Indu : Amri étant violemment hostile à son mariage, a écrit lettre sur lettre. Résultat : Indu qui était presque décidée, a changé d’avis, mais comme elle veut toujours rester à Paris, elle ne savait que faire. Alors, elle s’est confiée à sa Mère. Et Madame Sher Gil, qui avait fortement contribué à la jeter dans les bras de Géraud[3] a expliqué à celui-ci que le fait de laisser Indu chez sa mère ne constituait pas du tout un engagement et qu’il ne devait pas être question de fiançailles entre eux.

1934 10 06 Paris Mrs Sher Gil 1881-1949 entre 1931 et 34  Mrs Sher-Gil

Ce malheureux Baron a fort bien pris la chose (il est du reste habitué aux revirements). Comme il est neurasthénique, et persuadé qu’une prochaine guerre le fauchera dans la fleur de l’âge, il a déclaré qu’il ne se reconnaissait pas le droit de fonder un foyer, et qu’Indu pouvait rester chez lui indéfiniment sans pour cela devenir sa femme. Tout semble réglé de ce côté-là. Ça prouve, ou que Géraud n’a pas beaucoup d’amour-propre, ou –et je le croirais plutôt- qu’il a une idée derrière la tête. Tu comprends, une fois Indu seule à Paris, il espère sans doute la persuader. Et dame, si elle ne se persuade pas, ce ne sera peut-être pas très drôle pour elle…

Pauvre garçon, avec toutes ces histoires, je ne t’ai guère parlé de toi. Tu ne m’en veux pas, dis ? Mais tu sais, j’étais un peu énervée, moi aussi…

J’ai vu ta mère avant de quitter Royan. Elle m’a dit qu’elle avait l’intention d’aller à Paris avec toi… J’ai fait tout mon possible pour avoir l’air enchantée par cette nouvelle !

Phil, je vais te quitter. Maman entre dans la pièce où j’écris et je n’aurai plus de tranquillité maintenant.

Quand tu voyageras, il faudra que tu découvres une île tout à fait déserte de l’Océanie où il ne sera jamais question de mariages manqués. Il faut absolument que tu sois reçu, parce que si tu ne viens pas à Paris en novembre, je me suicide, comme Rosé, et tu auras ma mort sur la conscience.



[1] La pratique de l’athlétisme pour les femmes est organisée officiellement à Paris dès 1912 au club Fémina Sport, puis à Académia en 1915. Le 2 mai 1915, le Club Académia, créé par Gustave de Lafreté, organise, au Stade Brancion à Paris, la première réunion de l’athlétisme féminin français. A la fin de 1917, le club comptait déjà 1.300 adhérentes.  A Académia, la plupart des athlètes sont de jeunes étudiantes à l’université qui pratiquent l’athlétisme en compétition.  Denise y connaît Sébastienne Guyot, licenciée à Académia, ingénieur en aérodynamique, qui a gagné en 1927 et 1928 le championnat de France de cross. Ces athlètes féminines mènent une vie sociale active, universitaire ou professionnelle généralement dominée par les hommes. Sébastienne Guyot est même chef de section à l’usine d’aviation Lior & Olivier et dirige une équipe d’ouvriers, ce qui n’est pas courant pour l’époque. Dans un article de presse, elle témoigne notamment de ses difficultés professionnelles et affirme puiser dans le côté compétitif du sport le moyen d’être plus efficace dans son métier.

[2] Lucien Rosé, prétendant de Simone, qu’elle épousera en 1936.

[3] Nous avons rencontré ce Géraud, surnommé « le Baron », à plusieurs reprises. Je n’ai pas découvert son patronyme. Il a été le soupirant de Simone, sans trop d’espoir pour lui. La famille Sher Gil décidera de quitter définitivement la France à la fin de cette année 1934, Amrita ayant achevé ses études d’art. Ils retournent en Inde. Indira, la jeune sœur d’Amrita, à tendance neurasthénique, n’envisage l’installation en Inde qu’avec beaucoup de réticence, car Paris lui plaît beaucoup. Afin d’y rester, elle avait décidé d’épouser Géraud, ce qui lui permettait de continuer sa vie parisienne. Sa mère semble avoir encouragé cette idylle au début, mais sous la pression d’Amrita, qui a un caractère très fort, elle change d’avis. Pour quelle raison Amrita ne veut-elle pas de ce mariage ? Le fait de laisser sa sœur seule à Paris ? Le fait que Géraud ne soit pas indien ? Très vite, arrivée en Inde, Amrita va être happée par son pays, fascinée par la force qui s’en dégage en même temps que bouleversée par la misère du peuple indien. N’oublions pas que l’Inde est encore coloniale mais que le nationalisme s’y manifeste déjà. Amrita a certainement été sensible à ces idées-là. Et curieusement, Amrita retournera en Hongrie en 1938 pour y épouser son cousin, hongrois, Viktor Egan (mariage auquel sa mère fut violemment opposée !). Quant à Indira, elle va effectivement prolonger son séjour parisien de quelques mois avant de partir définitivement pour l’Inde en 1935.

Publicité
Publicité
Commentaires
De si longues Fiançailles
Publicité
Archives
Publicité