Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce lundi 8 octobre 1934
Tu es tout de même un méchant garçon pour ne pas m’avoir écrit depuis que je suis ici. Maintenant tu vas passer ton examen, et alors, moi, j’attendrai… Vrai, je n’ai pas trop envie de t’écrire, ce soir, je suis fâchée contre toi.
Hier je suis allée chez les Sher Gil. Figure-toi que je suis plus brune qu’elles maintenant. Le fameux tableau n’est pas encore fini, peut-être le sera-t-il dans une huitaine de jours, mais Amri n’en est pas très satisfaite. Il paraît qu’il y a que mon portrait de réussi. Nous allons nous faire photographier toutes les trois, et, si c’est bon, je t’en enverrai un exemplaire –si tu le mérites.
Il y avait des Norvégiens chez elles et ils m’ont donné le désir de connaître leur pays. Je suis sûre que tu l’aimerais toi aussi, ce doit être merveilleux. Tu sais, là-bas, les petits garçons de six ans ont tous un canoë, et à dix ou douze ans, une barque à voile, et ils passent leur temps à aller de fjord en fjord, et quand ils ne sont pas sur la mer, ils font du ski ; chaque famille possède une hutte dans la montagne, assez loin de la ville, où, de temps à autre, ils vont, seul ou à plusieurs, pour de courts séjours. Et puis, une jeune fille et un jeune homme peuvent s’en aller seuls dans la montagne sans que personne trouve cela extraordinaire. Enfin, tu sais, ça a l’air d’un paradis terrestre. Un des Norvégiens[1], qui est secrétaire à la légation, avait lu deux livres de Bernhard Kellermann, et il m’a dit que l’un d’eux était épatant, mais il ne connaissait pas « La Mer ».
Il s'agit très probablement d'Helge Marcus Ingstad (1899-2001), explorateur norvégien.
Je ne suis pas encore allée à la piscine, parce que, jusqu’ici, je n’étais pas très en forme, et puis j’avais trop le cafard. Mais jeudi prochain, j’irai, et dans le grand bain, tu sais ! Mais je suis un peu affolée, Simone, qui y est déjà retournée, prétend que l’eau porte beaucoup moins et qu’elle n’a pas pu nager sur le dos[2].
On va diner, Phil. Je suis obligée de te quitter.
P.S. : Indu et Amri ont trouvé les photos très jolies. Indu a été impressionnée par ton « académie[3] ».
[1] Il s’agit très probablement d'Helge Marcus Ingstad (1899-2001), explorateur norvégien dont Indira parle dans une de ses lettres (3 janvier 1934).
[2] Curieuse réflexion de Simone, qui fait sans doute allusion aux bains de mer à Royan, l’eau salée étant plus « lourde » que l’eau de mer.
[3] « Avoir une belle académie » : expression passée de mode, avoir de belles formes