Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
De si longues Fiançailles
23 août 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mardi 20 novembre 1934

Phil,

Je pensais recevoir une lettre de toi aujourd’hui… Comme je ne vois rien venir, je me décide à secouer mon cafard et à t’écrire. Car j’ai le cafard, tu sais ? Je n’ai guère eu le temps de m’en apercevoir avant-hier, mais depuis, ça me tient bien. Et vraiment, c’est idiot, il faut absolument que je travaille, et je ne fais rien quand je suis comme cela.

La fin de la journée, samedi (10 novembre), a été plutôt mouvementée. En te quittant, j’ai été chez les Sher-Gil. Là, j’ai trouvé M. Sher-Gil en train de développer des photos en couleur. C’était tout à fait le moment ! Le cher homme était rendu complètement hystérique par l’approche de son départ, et comme on a profité d’un moment d’inattention de sa part pour serrer ses ustensiles dans une malle, il a rempli l’appartement de hurlements sauvages.

Amrita et son père Umrao à Paris Amrita et Umrao, son père dans leur appartement parisien, rue de Bassano dans le 16ème. Au mur, le portrait de Boris Taslitzky par Amrita

Ensuite, Amri m’a emmenée à un concert à l’Opéra Comique. En montant l’escalier, nous avons reconnu le profil du jeune Rosenberg[1] qui s’en allait aux mêmes places que nous –et, un rang plus loin, il y avait la jeune fille[2] qui partage l’atelier d’Amri.

1934 11 20 Werner Rosenberg "... le profil du jeune Rosenberg...", une photo de Werner dans les années 30, aimablement offerte par Christophe Rosenberg, son fils

C’était justement les concerts Pasdeloup avec Weingartner (comme au Trocadéro) mais cette fois dans Beethoven. La 2ème Symphonie et l’Héroïque. C’était très beau, l’orchestre était parfait. Donc, quand j’étais avec vous, ça tenait uniquement à la salle et aux chanteurs. Et puis Weingartner est le meilleur chef d’orchestre d’Europe pour Beethoven, mais la musique de Berlioz ne convient sûrement pas à son tempérament.

Quand ça s’est fini, nous avons essayé d’envoyer une lettre chargée[3] en Hongrie, Rosenberg nous avait prêté de la cire, mais comme il n’avait pas de cachet, la poste n’a pas voulu l’accepter (la lettre).

lettre chargée recto        lettre chargée verso

Un exemple de lettre chargée (cf note ci-dessous)

Il était déjà tard, alors, nous sommes allés manger. Et à 8 heures 10, nous prenions le métro pour la gare de Lyon.

A ce moment, subitement, Amri s’est souvenu que sa mère lui avait dit que le train partait à 9 heures moins 20. Moi, je croyais que c’était une heure plus tard, mais enfin, comme je n’en étais pas très sûre, nous nous sommes mises à courir comme des folles. A la gare, nous pensions trouver Mme Sher-Gil en proie à une crise de nerfs, en  admettant que le train ne soit pas parti. Au contraire, elle était souriante, avec une gerbe de fleurs qu’elle serrait contre sa poitrine ; c’était seulement pour 9 heures 25 ! Nous avons été jeter un coup d’œil dans le compartiment, qui était plein de monde : une vieille dame américaine à lunettes, admiratrice[4] de M. Sher-Gil, deux vieilles dames françaises (dont la baronne[5]), Indira coiffée d’un immense chapeau-galette qui la faisait ressembler à un champignon, M. Sher-Gil sombre et désespéré, une jeune fille française, la bonne et son mari ! Quand nous avons vu tout cela, nous avons préféré nous promener sur le quai ! Enfin, dix minutes avant le départ, nous sommes remontées et nous avons trouvé tout le monde en train de boire du champagne. Comme ça se passait au milieu du wagon-couloir, les infortunés voyageurs étaient bloqués aux deux extrémités et ne pouvaient rejoindre leurs compartiments. Puis on a fait descendre tous ceux qui n’étaient pas du voyage et Indira[6] et M. Sher-Gil se sont étreints farouchement. Mme Sher-Gil nous a distribué des fleurs. Toutes les deux minutes, un train sifflait, on croyait que c’était le départ et on se précipitait dans les bras les uns des autres ! Enfin, le train est réellement parti et nous sommes restées sur le quai avec les trois vieilles dames. La vieille américaine a déclaré avec autorité que nous devions envoyer un télégramme à Marseille que tout le monde signerait parce qu’ « on fait toujours comme cela en Amérique ». Mais Mme d’Encausse, qui n’aime pas dépenser son argent a trouvé que ça ferait beaucoup de signatures ! Finalement, c’est Indu toute seule qui a signé le télégramme.

1920 Indira Umrao Amrita 

 Sirdar Umrao Singh Sher-Gil of Majitha (2) - Copie

Depuis, je ne l’ai pas revue. Je vais lui téléphoner demain matin pour savoir si ces premiers jours de solitude se sont bien passés.

Je pense que ton voyage a du être moins mouvementé que ce départ. As-tu vu William Bertrand[7] ? Tu aurais pu m’écrire, tout de même, espèce de méchant garçon… Je t’en prie. D’abord, tu n’as rien à faire, et puis, ça me donnera du courage. Tous ces départs en même temps m’ont laissé une terrible impression de vide.

Mon père a été voir des tas de médecins[8] ces jours-ci, et ma tante[9] qui voit tout en noir, m’a rempli la tête aujourd’hui de prédictions lugubres. C’set vrai que je devrais me mettre à travailler sérieusement mais ici, je ne peux pas, c’est plus fort que moi. D’abord, je ne suis jamais seule !

Ecoute, Phil, je n’ai pas pu te parler quand tu étais à Paris, parce que nous n’étions pas très souvent seuls, mais je t’aime bien, tu sais. Je n’aimerai que toi, jamais. Et je n’ai pas du tout envie de m’amuser, tu peux être tranquille !

Ecris-moi tout de suite quand tu sauras où tu partiras. Si seulement tu pouvais passer par La Havre.

Je te quitte. Tu diras beaucoup de choses pour moi à ta mère.



[1] Il s’agit de Werner Rosenberg, jeune photographe immigré venu d’Allemagne, qui a fait une grande partie des portraits qui figurent dans ce blog, signés « Vero ». Werner avait un an de moins que Philippe, donc, 21 ans en 1934.

[2] Je ne puis assurer qu’il s’agissait de Marie-Louise Chassany, connue pour avoir partagé un temps l’atelier d’Amrita à Paris.

[3] Une lettre chargée pouvait  servir à envoyer des billets de banque ou toutes sortes d’objet précieux ( titres de bourse, actions, obligations). La réglementation était très stricte sur la confection de ces plis :

-           Au recto la mention Valeur déclarée et le montant.

-           Les timbres ne devaient pas se toucher (pour éviter que l’on décolle les timbres et de faire une ouverture pour retirer le contenu et de recoller les timbres ensuite)

-           Le poids devait être indiqué de manière très précise au gramme près.

-           La poste apposait un cachet CHARGE – quand on utilisait une étiquette de recommandation la lettre R devait être coupée et remplacée par ce cachet CHARGE

-           Au verso cachets de cire avec sceau de l’expéditeur à chaque angle de l’enveloppe

-            (voir l’illustration)

[4] Nous avons affaire à  Mrs Sanford, dont on entendra beaucoup parler en 1935 et 36, et qui ne laissera pas en paix la famille Sher-Gil, poursuivant M. Sher-Gil de son admiration et le reste de la famille de sa haine… !

[5] Il s’agit de Marie Suzanne d'ENCAUSSE de GANTIES (1872-1951)

[6] Nous sommes le 16 novembre 1934, jour du grand départ définitif de la famille Sher-Gil de Paris pour l’Inde. Seule Indira ne fait pas partie du voyage car elle a décidé de rester à Paris une année supplémentaire.

[7] William Bertrand, ami des Dyvorne, député de la Charente-Inférieure de 1924 à 1939, ministre de la Marine Marchande de 1934 à 1936.

[8] Le capitaine Lucien Proutaux, grand invalide de guerre, a une jambe raide. Sa blessure s’est-elle réveillée ?

[9] Tante Jeanne, sœur de Julie, est mariée au frère de Lucien Proutaux. Elle est de santé fragile.

Publicité
Publicité
Commentaires
De si longues Fiançailles
Publicité
Archives
Publicité