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De si longues Fiançailles
22 octobre 2020

Lettre de Lucie Dyvorne à Denise, Royan, 5 janvier 1936

1936 01 05 Lucie à Denise (1) Première page de la lettre de Lucie à Denise. Le liseré noir est la marque du deuil de la mère de Lucie

Ma chère Denise

Vous avez été bien gentille de penser à moi dans ce commencement d’année et je vous remercie de vos aimables vœux. Je souhaite de tout cœur pour vous, que chagrins, ennuis, maladies vous soient épargnés le plus longtemps possible, car, hélas ! la vie comporte joies et peines et, tant que la jeunesse est là, le grand espoir de bonheur soutient dans les jours sombres, mais une jeunesse heureuse, c’est un garant de sérénité, lorsque la tête s’argente.

Je n’ai point de nouvelles de Philippe, tout comme vous. En partant d’Anvers, il avait pris ses précautions en nous souhaitant à l’avance une bonne année. Alors, j’ai tout de suite été fixée. Sa 1ère lettre d’Amérique sera aussi la dernière avant son arrivée à Royan. Comme l’Indiana était le 27 à New Orleans, dernière escale avant le retour, je pense bien que vers le 10 ou 12, j’aurai cette lettre.

J’achète de temps en temps l’Œuvre[1], et c’est par hasard que j’ai vu l’accident Brachet, mais on ne donnait pas les noms, seulement, comme on parlait de jeunes gens de 20 ans, j’ai pensé à Maurice et non à Jean[2]. Quant au camarade noyé, pendant quelque temps, j’ai supposé que c’était le fils d’un médecin de Bordeaux qui aurait navigué avec eux il y a 2 ans, toutefois, le nom ne me semblait pas être Ardouin. Je pense que cette épouvantable aventure les rendra prudents pour leurs croisières et même tout simplement pour les petites sorties de Bordeaux à Blaye, qu’ils font par tous les temps, l’hiver. Philippe, un soir, est parti tout seul, a navigué toute la nuit et est revenu la nuit suivante.

L'Oeuvre du 27 décembre 1936 Entrefilet sur la tempête à Royan dans l'Œuvre du 27 décembre 1936 

J’ai lu avec terreur, et … dégoût, les Hommes du Marais[3]. C’est bien allemand. Jamais, des Français ne supporteraient pareils traitements. Ils se révolteraient, mourraient, mais ne resteraient pas passifs. C’est bien là le faible de l’Allemand courbé devant le sabre. Un officier peut mater par sa présence 50 hommes. Est-ce de tempérament, est-ce le résultat d’une longue hérédité, on ne sait, mais cela est.

Le Chant des Marais 1933 Poème "Le Chant des Marais" en allemand (cf note de bas de page n°3)

Quant au livre de St Michel[4], c’est comme vous l’avez dit, inanalysable, mais bien joli. A côté de pages très profondes, il y a cependant des chapitres bien, comment dirais-je, versatiles, non, enfantins plutôt, mais la fin est vraiment très belle.

Alors, cette pauvre Simone est obligée de repiquer. La 2ème session d’octobre est toujours beaucoup plus dure que la 1ère, qui n’est pourtant pas mal, mais, en octobre, on dirait vraiment que les examinateurs ont un plaisir sadique à coller, à miner l’espoir qui avait soutenu pendant les vacances, et à se moquer de ces vacances sacrifiées. Elle enlèvera ça en juin-juillet, mais si elle pensait se marier à Pâques, c’est ennuyeux.

J’espère que cet état nerveux, dont vous souffrez, aura vite disparu, car certainement, ce manque de sommeil provient d’une fatigue physique ; les nerfs, comme on dit à Baignes[5], prennent le dessus et tout l’organisme s’en ressent. Je ne veux point vous donner de conseils après le médecin, mais, à votre âge, les narcotiques pour dormir sont plus mauvais que bons, et puis, on s’y habitue. Un reconstituant du système nerveux ne serait-il pas préférable, phosphore par exemple, et si je ne voulais pas passer pour une vieille radoteuse, je vous dirais, prenez donc seulement du Vivoléal[6]. C’est une spécialité d’huile de foie de morue passée aux rayons ultra-violets et il faut en prendre si peu, une cuillerée à dessert par jour, qu’on ne s’aperçoit pas qu’on prend de l’huile de foie de morue.

Mes bonnes amitiés et aux beaux jours.

L. Dyvorne

PS : L’une des dernières tempêtes a chamboulé la banquette de pierre qui mène de la plage à la jetée. Les blocs sont allés se promener dans les tamaris mais l’établissement de bains n’a pas souffert. Nous sommes rassasiés de tant de pluie.

 Lucie Dyvorne (1)  Lucie, la mère de Philippe, dans les années 30

 



[1] L'Œuvre est un périodique français de la première moitié du XXe  siècle. Engagé à l'origine à gauche, le journal passe à la collaboration pendant l'Occupation, ce qui mène à sa fin.

[2] Maurice est le frère plus jeune de Jean Brachet, copain de Philippe. Jean Brachet, comme Philippe, était né en 1912, il avait donc 24 ans en 1936. Son frère Maurice était né en 1916.

[3] Je n’ai pas trouvé trace de cet ouvrage. Par contre, il existe un poème, écrit dans la clandestinité en 1933 et traduit de l’allemand en 1935 qui s’intitule « Les Chants des Marais ». Il décrit l’univers concentrationnaire des prisonniers allemands antinazis au camp de Börgermoor, un des premiers camps de concentration conçus pour y enfermer les opposants au nouveau régime. Le travail, éreintant, consistait à assécher les marais voisins. Johann Esser, mineur de la Ruhr, auteur de poèmes dans un journal engagé, et Wolfgang Langhoff, homme de théâtre, en écrivirent les paroles. Libéré en 1934 – jusqu'à l'internationalisation de la population des camps, ce ne sont pas des camps de la mort – W. Langhoff passe clandestinement en Suisse et écrit un long témoignage sur son expérience concentrationnaire qui va être largement diffusé en Europe et contribuer à faire connaître et dénoncer le nazisme. Le livre est traduit en français dès 1935 et paraît chez Plon sous le titre Les Soldats de la lande. 13 mois dans un camp de concentration. Il ne peut s’agir que de ces ouvrages, qui montrent que les camps de concentration étaient déjà connus du public, bien avant la guerre, pour ceux qui voulaient bien ouvrir leurs yeux.

[4] Le Livre de San Michele, d’Axel Munthe, qui a beaucoup plus à Denise (lettre du 9 octobre 1935)

[5] Baignes (en Charente) est le fief de la famille de Denise, alors que Royan (en Charente-Inférieure) est celui de la famille de Philippe. C’est certainement Denise qui a révélé cette expression à Lucie (« les nerfs prennent le dessus »), car Lucie ne fréquentait pas du tout les Baignois.

[6] Je n’ai, évidemment, pas trouvé trace, en 2020, de ce médicament-miracle, le Vivoléal. Cependant, je constate qu’en 19322, on découvre que la vitamine D, présente sous la peau grâce à l’action des ultra-violets, existe également dans l’huile de foie de morue. Il est donc logique qu’on ait voulu, à cette époque, «enrichir» l’huile de foie de morue en vitamine D en la passant aux rayons. Les méfaits de l’abus des ultra-violets n’étaient sans doute pas encore dénoncés.

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