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De si longues Fiançailles
1 novembre 2020

Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux, 20 février 1936

Sais-tu que je n’ai reçu qu’une seule lettre de toi depuis que je suis à Bordeaux ? Je comprends que tu sois environnée de papillons noirs[1] et très paresseuse de ce fait, mais j’aimerais recevoir quelques lignes de toi. J’ai bien reçu un journal que tu m’as envoyé au début de la semaine –c’est déjà très loin- Je t’en remercie mais puisque je ne puis te voir, ce que je désire est de te lire. Ne crois pas que je sois fâché –je suis plutôt inquiet- Je suis certain –peut-être à tort- que tu m’aimes, alors, quand je ne reçois rien de toi, je m’imagine des tas de choses et au fond je suis très malheureux.

J’ai cherché si je n’étais pas en faute et si tu ne m’écrivais pas pour me punir et, après un loyal exercice de conscience, je ne vois rien –peut-être mes deux dernières lettres étaient-elles trop courtes à ton gré ? mais quand même, elles ne méritaient pas une telle punition. Par ailleurs, je ne pense pas que tu aies perdu mon adresse[2] puisque tu as d’autres moyens de me trouver. Enfin, j’espère que demain, j’aurai une lettre de toi –cela me remettra le moral en place.

Il m’est plus pénible sans doute d’être séparé de toi lorsque je suis à terre qu’à la mer. Ici, lorsque je pense à toi, c’est assez souvent parce que je vois des gens qui semblent heureux –parce que je vois deux amoureux qui sont serrés l’un contre l’autre sur un banc, comme s’ils n’avaient pas assez de place. Alors, c’est bien plus pénible qu’à la mer, où je rêvais de toi sans toujours très bien réaliser que tu me manquais parce qu’à ce moment-là, j’étais réellement détaché de tout.

Ce matin, j’ai rencontré Yves Durand[3], qui m’a invité aussitôt à déjeuner et je suis allé chez eux. J’y ai trouvé sa femme, son frère et sa belle-sœur –et au fond, je suis certain qu’ils ne réalisent pas très bien leur bonheur. Je crois que quand nous serons mariés, nous serons plongés dans une douce hébétude, et que nous n’aurons pas assez de toute la vie pour réaliser que nous sommes enfin ensemble !

Pierre Bonnard Nature morte à la bouteille de vin rouge huile sur toile 1942 coll privée "...Yves Durand m’a invité aussitôt à déjeuner et je suis allé chez eux..." Pierre Bonnard, nature morte à la bouteille de vin rouge, huile sur toile, 1942, coll. privée.

Je vais te quitter. Si ma lettre te paraît trop cafardeuse, oublie-la vite et écris-moi –certainement ma réponse sera plus optimiste.

Au cas où tu m’écrives avant la fin du mois, je suis toujours au 29 rue Servandoni et je t’enverrai ma nouvelle adresse avant de quitter cette maison.

Présente mes respects à Mme Proutaux[4] et bonjour à Simone –si elle est rentrée de ses aventureux voyages.



[1] Expression de Philippe pour dire « avoir le cafard.

[2] Philippe vient d’emménager dans une nouvelle chambre à Bordeaux, mais il a bien pris soin de donner la nouvelle adresse à Denise dans sa lettre du 6 février.

[3] Yves Durand est un camarade de navigation de Philippe à Royan. Ils se voyaient beaucoup pendant l’année 1934, au cours de laquelle il est cité le 16 août, le 27 septembre, les 1er et 7 octobre

[4] Curieusement, Philippe néglige de mentionner le père de Denise dans ses salutations. Pourtant, leurs relations ont plutôt été bonnes, moins conflictuelles et tendues qu’avec sa future belle-mère.

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