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De si longues Fiançailles
6 novembre 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 7 mars 1936

Tu vois, Phil, moi, je te réponds tout de suite. J’ai été très contente, ce matin, quand Simone m’a apporté ta lettre dans mon lit. J’ai allumé l’électricité, et puis j’ai éteint et je suis restée couchée jusqu’à dix heures ½ en pensant à toi.

Je ne savais pas ce qu’avait ton appareil, mais deux de tes photos ressemblent à des reproductions de tableaux pointillistes. Quant à celle de Royan, elle est prise de telle façon que tu sembles particulièrement imposant. Je comprends que tu fasses de la culture physique !

Tu sais, je suis très étonnée que tu en fasses réellement et je me demande combien de temps ça durera… Est-ce que tu vas dans ton stade, ou seulement en salle ? Parce que sûrement ce serait très bon pour toi de faire un peu de course à pied et de saut. C’est excellent pour la souplesse et ça allonge les muscles.

C’est ennuyeux que l’eau de la piscine te fasse mal aux yeux ; il vaut mieux peut-être que tu n’y ailles pas trop souvent. Est-ce qu’on permet des maillots deux pièces dans ta piscine ? Renseigne-toi avant que je parte. Ici, on peut en porter, mais en province, les gens sont tellement saugrenus. Ma tante sera à Royan le jeudi saint[1]. J’espérais qu’elle irait quelques jours plus tôt, j’ai peur que tu aies tes vacances avant. Et je ne peux pas aller à Royan à l’hôtel pour un ou deux jours, ce serait idiot. Si ça allait avec tes vacances, je pourrais arriver à Bordeaux le mardi 7 (dans un mois juste !). Je suis joliment contente, tu sais.

J’ai reçu une lettre de mon amie[2] d’Espagne qui est ravie d’avoir vu ma délicieuse petite sœur et son charmant fiancé (c’est elle qui parle). La situation là-bas ne s’annonce pas très drôle et il paraît que le moral est très bas.

1936 03 06 Espagne La Croix       1936 03 06 Socialiste espagnol L'Intransigeant

 Climat très troublé en Espagne, vu par La Croix et L'Intransigeant de mars 1936

Ici grosse sensation avec  la remilitarisation (ouf ! je ne suis pas sûre que ce soit la bonne orthographe) de la rive droite du Rhin[3]. Il paraît qu’on s’arrache les journaux dans Paris –mais Simone qui est sortie, dit que ce n’est pas vrai.

1936 03 07 rive droite Le Matin   1936 03 07 civils saluant les forces allemandes travarsant le Rhin à Mayence

La journée du 7 mars 1936 marque un tournant décisif vers la seconde guerre mondiale, mais Simone ne s'en est pas aperçue...!

Et naturellement, une fois de plus, on reparle de guerre. (Si je comptais les fois, depuis ma naissance !) Je suis tout-à-fait de l’avis des Américains : l’Europe, ou tout au moins une grande partie, est complètement dingo. Le malheur pour nous deux, c’est qu’on soit nés précisément dans cette partie !

Je suis très contente que le commandant Bonnot t’ait encouragé. Tu sais, je crois vraiment que l’aviation est une des rares choses intéressantes maintenant. Tu ne peux pas lui demander pourquoi les journaux le baptisent Robert, puisque son prénom est Roger ?

Moi aussi, j’étais comme toi ce matin, mais tout de même, je pouvais m’habiller. Nous avons au club un nouveau professeur de culture physique. Alors, au début, il déploie toujours un beau zèle.

Phil, si tu savais comme je suis heureuse à la pensée de te revoir bientôt. Par exemple, je voudrais que ça me donne du courage. J’ai des tas de choses à faire, et sûrement, j’en ferai à peine le dixième.

Un film épatant qu’il faudra que tu voies : « Les Révoltés de la Bounty ». J’irai la semaine prochaine. Il paraît que c’est très, très bien[4]. C’est américain. Il y a un film français tiré d’un roman de Jack London, « Les Mutinés de l’Elseneur[5] », complètement tourné en mer sur un quatre-mâts, mais affreusement mal joué. Alors, n’y va pas.

les Révoltés du Bounty sorti en 1935 Les Mutinés de l'Elseneur Chenal 1936

Jugement sans appel de Denise, le premier: très, très bon, le second: très, très mauvais


[1] La tante de Denise, Marie Broussard, sera à Royan le Jeudi saint qui tombe le 9 avril en 1936.

[2] Il s’agit de Nena de Bernalès, rencontrée à de multiples occasions au cours de cette correspondance.

[3] La crise du 7 mars 1936 marque un basculement dans l’histoire de l’Europe, peut-être même de l’humanité. A l’époque, les démocraties  Française et britannique conservaient encore une nette supériorité militaire sur l’Allemagne hitlérienne. L’armée allemande disposait de 480 000 hommes mais subissait le handicap d’un lourd déficit en nombre d’officiers susceptibles de mener les troupes au combat : 4 300 officiers. La France pouvait aligner plus de 510 000 combattants – hors mobilisation générale – et les Britanniques 280 000.

[4] Le film a obtenu l'oscar du meilleur film en 1936, et a été sept fois nommé par ailleurs : pour l'oscar du meilleur réalisateur, du meilleur montage, de la meilleure musique, du meilleur scénario, et trois fois pour l'oscar du meilleur acteur (Laughton, Gable, Tone).

[5] Le dramatique voyage d'un romancier anglais à bord d'un quatre-mâts. L'équipage peu sûr, un officier en second qui a la passion du jeu, donnent au commandant de redoutables soucis; les attentats se multiplient jusqu'à l'assassinat du commandant par l'officier félon. Ce crime est le signal d'une véritable mutinerie. C'est une lutte à mort entre l'équipage et le groupe de dirigeants: le romancier, le second et la nièce du capitaine.

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