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De si longues Fiançailles
7 novembre 2020

Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux, le jeudi 12 mars 1936

J’entends de ma chambre un camarade –étudiant en médecine- qui joue sur son violon un air que je connais –« Barcarolle[1] », je crois- Il est monté tout à l’heure avec une jeune femme qu’il aime et sans doute il joue pour elle. Avant de rentrer, j’ai pris le café avec un autre type qui est fiancé avec une étudiante  –ils sont sympathiques et je les vois de temps en temps. Ce soir, il m’a parlé de sa fiancée qu’il voit tous les jours… et pourtant, je n’ai pas le cafard ; évidemment, je les envie tous d’être heureux, mais je suis sans amertume et il me semble que notre destin sera plus beau pour avoir été si longtemps séparés.

Après avoir rêvé pendant une bonne ½ heure et m’être éloigné de la réalité avec ta pensée, j’y suis revenu et je vais te parler des menus faits qui me sont arrivés depuis ma dernière lettre. J’avais écrit il y a quelques jours à ma mère lui fixant exactement mes projets sur l’aviation… et mes raisons de choisir cette voie. Elle m’a répondu voici trois jours en trouvant que j’avais raison, mais elle craint qu’un conflit très prochain ne vienne entraver nos projets.

Pour ma part, je ne crois pas à une guerre trop prochaine pour cela … mais évidemment, je pense que si cela continue, d’ici un ou deux ans, nous l’aurons[2]. C’est idiot d’aller risquer de se faire casser la figure pour rien –bien que je n’aie pas l’impression que la prochaine guerre se termine de la même façon que la dernière.

Affiche L'Histoire recommence 1936  Affiche exposée au Musée de la Libération

La souplesse et la vigueur de mes jeunes années revient peu à peu[3], les débuts n’avaient guère été brillants –même en natation, où j’ai beaucoup perdu au point de vue efficacité de ma nage- mais cela va déjà mieux. Je ne me suis pas encore pesé –d’ailleurs, je crois que c’est inutile car les tissus adipeux que j’ai en trop se transformeront en muscles en grande partie et si je perds un kilo ou deux, ça sera tout.

J’ai lu il y a quelques jours « Le Peseur d’Âmes[4] », d’André Maurois, ce n’est pas mal, connais-tu ? –mais je ne trouve pas que cela mérite une seconde lecture.

1931 André Maurois Le Peseur d'Âmes édition originale (1)           1931 André Maurois Le Peseur d'Âmes édition originale (2)

 

Edition originale parue en 1931, avec un dessin de Picabia représentant l'inquiétant docteur James

Vendredi soir (13 mars). Je vais aller tout à l’heure faire de la culture physique et je porterai ma lettre, j’espère que tu l’auras demain matin. Pourquoi ne crois-tu pas que je continuerai à fréquenter la salle de sports ? Je t’assure, les autres années, je me dépensais physiquement en faisant de la voile, mais cette année, je ne fais rien de tout cela et j’éprouve le besoin de me détendre. Je vais à la piscine deux fois par semaine et à la salle une fois (à propos, j’ai vu des deux-pièces à la piscine[5]).

J’aurai mes vacances le mercredi soir avant Pâques… nous pourrions rentrer à Royan le jeudi matin…



[1] La Barcarolle (« Belle nuit, ô nuit d'amour ») est un duo pour soprano, mezzo-soprano avec accompagnement de chœur, extrait de l'opéra fantastique de Jules Barbier et Jacques Offenbach Les Contes d'Hoffmann (1881). C’est en effet un air à jouer à sa belle…

[2] L’année 1935 paraît particulièrement importante et même charnière : d’une part elle marque le début du réarmement français, même si la hausse du budget est encore limitée ; d’autre part, elle voit la mise au point de nombreux prototypes qui commenceront à faire l’objet de commandes importantes l’année suivante. Tous les matériels commandés en 1936 sont des « modèles 1935 », et il est clair qu’ils n’auraient pu faire l’objet de commandes importantes sans cette étape préalable indispensable de définition et de mise au point.

[3] Philippe n’a pas encore fêté ses 24 ans… !

[4] Ce bref roman d'André Maurois surprendra le lecteur car il échappe à l'image habituelle que l'on se fait de cet écrivain : le docteur H.-B. James, médecin dans un hôpital de Londres, fait depuis de longs mois d'étranges et macabres expériences qui inquiètent ses amis. Pourquoi se fait-il remettre les cadavres des malades morts à l'hôpital? Pourquoi les place-t-il, la nuit, sur une mystérieuse balance? Que recueille-t-il dans ces ballons de verre où brille une mystérieuse lumière? Des âmes peuvent-elles être liées à cette matière inconnue? Science? Fantaisie? Symbole? C'est le secret de l'auteur devenu, dans ce livre si différent de tous les siens, disciple d'Edgar Poe et d'Hoffmann.

[5] Réponse à la question de Denise qui s’inquiétait de la mentalité des provinciaux qui ne tolèreraient  pas les maillots deux-pièces en piscine

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