Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux jeudi matin 23 avril 1936

Je reviens d’un cours –le jeudi matin, je n’ai cours que de 8 à 9- et j’ai trouvé ta lettre en arrivant. Je m’en veux de ne pas t’avoir écrit davantage.

Ici aussi il a plu presque tout le temps mais ce matin, le soleil brille et j’espère qu’à Royan[1], il fera beau aujourd’hui.

J’ai pris les heures des trains et en partant à midi ½, je serai samedi à 3h moins ¼ à Royan. Le temps de passer chez Sigrand[2] et de poser ma valise à la maison et je serai sur la plage à côté de toi à 3h ¼, à moins qu’il ne fasse mauvais temps et je te trouverai à la maison en arrivant.

           

Royan                                                                            Rochefort

   Challenge Sigrand en Charente-Inférieure

Pour toi, le train de Paris et le train de Bordeaux sont confondus et tu pars de Royan à 9h39 ; seulement, tu n’as que deux minutes pour changer de train à Saintes[3].

Je pense que tu pourrais aller à la réunion de W. Bertrand[4], cela fera peut-être plaisir à la famille et tu y feras la connaissance du « ministre flottant ». Enfin, tu es sur place et tu peux mieux en juger que moi. Ce que tu feras sera bien fait. 

 La Croix, avril 1936, Vin d'honneur avec William Bertrand

Avant-hier, je suis allé chez un camarade de l’Ecurie[5] qui a acheté « Sombre Dimanche », tu sais, le fameux disque qui a fait suicider des tas de gens à Budapest[6].

 Disque de musique tzigane incluant "Sombre Dimanche"

Il ne m’en a pas donné envie et j’ai seulement trouvé que c’était un bon disque tzigane, mais qui ne vaut pas celui que possédait Indu[7]. La prochaine fois que tu écriras à Indu, il faudra que tu lui demandes le titre de ce disque et chez qui il a été édité.

On passe en ce moment à Bordeaux "Fantôme à vendre"[8], mais je crois que je n’irai pas –j’en suis même sûr.

  Fantôme à vendre

Je n’ai, je crois, rien fait d’autre depuis que je suis rentré. Je vais au cours et le soir, je rentre assez tôt. Hier soir, j’avais mal à la tête et je me suis couché de très bonne heure –à 10h- mais ce matin, mon réveil a sonné à 6h pour rattraper le temps perdu.

Dans un peu plus de 48h je serai près de toi. Je vais me sauver chez le dentiste –je ne sais pas quand ce sera fini, mon mal de dents- et je posterai ma lettre. J’espère que tu l’auras demain matin et que tu seras encore au lit.

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[1] Royan, où Denise se trouve en ce moment pour les vacances de Pâques et que Philippe rejoint chaque weekend après ses cours.

[2] Sigrand : marques d’un grand magasin de vêtements qui s’associa plus tard avec Armand Thiéry. Sigrand était implanté à Royan (71 rue Gambetta), tout comme à Rochefort (depuis 1920). De plus Sigrand était à l’origine d’un challenge  cycliste.

[3] Il s’git du voyage de retour de Denise sur Paris

[4] William Bertrand, né le 9 novembre 1881 à Marennes (Charente-Inférieure) et mort le 7 décembre 1961, est un homme politique français. Député de la Charente-Inférieure (Républicain radical et radical-socialiste) de mai 1932 à mai 1936, a été ministre de la Marine marchande jusqu’au 24 janvier 1936. C’est donc en cela qu’il est « flottant »… car il vient de perdre son portefeuille. La réunion se déroule à Royan, « dans  ses terres ».

[5] L’Ecurie-Palace, foyer-restaurant bordelais fréquenté par Philippe.

[6] Sombre Dimanche est un morceau de jazz écrit en 1933 par l'artiste hongrois Rezső Seress, en mémoire des êtres défunts aimés du compositeur. Ce morceau, très triste et mélancolique, est devenu célèbre, principalement parce qu'il a été interdit dans la plupart des établissements de Budapest qui craignaient de pousser leurs clients au suicide. Les légendes urbaines entourant cette chanson lui ont valu d'être surnommée « le morceau interdit à Budapest » ou encore « le morceau suicidaire hongrois ». Les rumeurs (interdictions à la radio, vagues de suicide), provenant en partie d'une campagne visant à la promouvoir, sont cependant sans fondement. L'ironie du sort veut que le compositeur se soit lui-même suicidé en 1968. Le morceau est devenu une musique de fond courante durant la fin des années 1930 aux États-Unis, pendant la grande Dépression.

[7] Indu, diminutif d’Indira Sher-Gil, repartie en Inde en novembre 1935.

[8] Fantôme à vendre est un film britannique réalisé par René Clair, sorti en 1935.