Lettre de Denise à Philippe, Royan, lundi 27 avril 1936

Phil, je ne t’ai pas écrit hier soir, parce que je suis resté chez toi jusqu’à 1 heure ¼ pour attendre le résultat des élections à la T.S.F. Figure-toi que ta mère et ton grand-père étaient tellement troublés par l’élection de William Bertrand qu’ils n’ont pas pensé à sortir pour demander le résultat. Et comme la T.S.F. a donné le résultat de la Charente-Inférieure à 4 heures moins le quart seulement, ton grand-père a attendu jusqu’à cette heure-là !

Pendant ce temps, ma tante, qui se promenait tranquillement rue de l’Hôtel de Ville, vers 10 heures du soir, savait déjà que Bertrand était élu, parce que c’était affiché à la mairie ! A Royan, ça avait été très mauvais pour lui, et on parlait déjà de ballotage, je pense que c’est ça qui avait dû troubler tes parents… Je suis passée chez vous avant le dîner, ils dormaient à moitié tous les deux, en essayant de compter, toujours à l’aide de la T.S.F., combien il y avait de députés de gauche, et combien de réactionnaires. Mais comme ils dormaient, ça donnait des résultats dans ce genre : ta mère disait que 30 + 14, ça faisait 40, et ton grand-père, que W. Bertrand ayant eu 6.200 voix, et ses concurrents réunis 4.000, ça lui faisait 1.200 voix de plus qu’eux ! Je t’annoncerai que vous ne déménagerez pas, parce que votre propriétaire vous fait un bail de trois ans.

 Le 1er tour des élections de 36

       

Hier, en te quittant, je suis tombée sur la mère de ta ravissante voisine (à propos, elle n’est plus ta voisine, mais la mienne, elle habite rue de Foncillon). Je me suis naturellement précipitée sur elle pour lui annoncer que Jacqueline avait épousé le fils d’un rabbin de Palestine[1]… Après le premier étonnement causé par cette nouvelle insolite, elle m’a demandé :

-          Et votre fiancé, mademoiselle ? La date de votre mariage est-elle fixée ?

-          Moi, un peu gênée : Heu…

-          Elle, Ah, je comprends, vous ne voulez pas en parler encore. C’est un amour d’enfance… Ma fille et moi, nous avons beaucoup connu Philippe Dyvorne autrefois, mais naturellement, nous l’avons un peu perdu de vue depuis ces dernières années. Figurez-vous que quand il était petit, il allait demander des sous à sa mère pour les donner à Eliane…

Tu m’avais toujours caché que tu avais entretenu Eliane Gaillard, Phil ! J’ai eu beaucoup de mal à conserver mon sérieux, et à répondre d’une façon plausible à cette curieuse personne. Elle m’a demandé au moins trois fois quand je t’épousais.

       

 Photos de Philippe prises le weekend précédent à Royan

Mon stylo n’a plus d’encre et le porte-plume de tante Marie[2] est gros comme une bûche, zut !

Il a fait assez mauvais aujourd’hui, je n’ai pas pu aller sur la plage. Je n’ai pas fait grand-chose. J’ai acheté un dixième de billet de la Loterie Nationale ! Sûrement, je vais gagner, puisque je l’ai pris à Royan…

Est-ce que tu as mis à la poste la lettre pour Maman ? Je lui ai envoyé une carte quand je me suis aperçue que tu l’avais oubliée, parce qu’en voyant le cachet de Bordeaux, elle se serait imaginée que j’y étais.

C’est toujours entendu que je te vois vendredi. Plus que trois jours ! Mais ça passera si vite après ! Tu ne peux pas inventer un moyen pour empêcher les heures de filer ?

J’ai mis les fleurs que tu m’as données dans un vase à côté de mon lit, comme cela, je les vois tout le temps et je pense à toi. J’y pense beaucoup, tu sais, et pas seulement parce que je n’ai que cela à faire. … je viens justement de penser à des tas de choses, et je reprends ma lettre après. Seulement, moi aussi, cette « veillée électorale » m’a fatiguée et je m’endors maintenant. Ce serait si bon si nous étions chez toi comme les autres soirs, Phil, à écouter –plus ou moins- la T.S.F. Enfin ! Je veux avoir du courage, puisque je te vois vendredi. Mais je ne sais pas comment je ferai pendant les trois mois qui suivront.

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[1] Jacqueline Tafforeau, connaissance de Denise, a épousé Ramo Lamberg, ami de Michel Nimcovitz, ancien professeur d’éducation physique de Denise à Paris.

[2] Marie Broussard, née Furet, sœur de Julie, la mère de Denise