Lettre de Denise à Philippe, Paris, jeudi 21 mai 1936

Phil, je commence à t’écrire bien qu’il soit plus de minuit, mais demain, je n’aurai pas le temps, et après, ce serait trop tard et tu serais fâché. (Je pense que demain matin, j’aurai quelque chose de toi, parce que, je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais ça fait bien trois fois que nos lettres se croisent !)

Je viens d’écrire à Mme d’Encausse[1], ce que j’aurais dû faire depuis deux mois. Mais je suis toujours aussi paresseuse.

Je ne sais pas si demain j’irai à la piscine. J’ai mal à la gorge toutes les nuits depuis une dizaine de jours, et je me suis enrhumée. C’est dommage ! Ça va arrêter tous les progrès que j’étais en train de faire.

Je n’ai pas fait grand-chose tous ces jours derniers. Dimanche, impossible de faire de l’aviron, il y avait trop de monde sur la Marne l’après-midi.

 Affluence au bord de la Marne (image tirée du film de Julien Duvivier "La Belle Equipe", 1936)

Lundi, j’ai été pour le thé chez ma tante : une de nos petites cousines faisait sa 1^ère  communion et venait pour qu’on l’admire (c’est la fille du chemisier du cours Tourny[2]). Elle est assez gentille, mais enfin, ce n’était pas particulièrement amusant.

 Thé chez ma tante: Jeanne Furet, soeur aînée de Julie, la mère de Denise, a épousé Maurice Proutaux, le frère aîné de Lucien, le père de Denise. Les deux couples habitent Clichy.

Mardi, j’ai été au tribunal. Une histoire d’enfant martyr, une autre, comique, d’un Turc qui avait soi-disant frappé son fils Abraham, et une affaire d’avortement. Dis donc ! Six mois de prison avec sursis et 50 frs d’amende à deux types qui avaient simplement donné le nom de la matrone[3].  Et un an de prison ferme et 200 frs d’amende à l’amant qui avait accompagné la petite chez elle… Ça m’a rappelé une certaine histoire que tu m’avais racontée à Royan, mais qui se passait dans un autre milieu social.

Hier matin, j’ai vu la petite anglo-canadienne –celle qui a des yeux de chat. Elle est toujours très gentille. Elle m’a dit que j’avais un très bon accent en anglais. Je la vois lundi, et la semaine prochaine, nous irons revoir ensemble « Les Révoltés de la Bounty ». Est-ce que finalement c’est passé à Bordeaux ?

Demain, je t’enverrai 3 Aéros. J’ai envie d’acheter « Hans le Marin », d’Edouard Peisson, puisqu’il te plaît , et à moi aussi. Si tu peux lire « Remorques », de Roger Vercel, ce n’est pas mal non plus. C’est un peu le même genre.

J’ai réfléchi que quand tu seras enseigne, au lieu de rester en France, on pourrait aller dans les colonies, s’il y a des bases d’hydravion. Je sais qu’il y en a à Bizerte. C’est plus agréable, parce que la vie y est plus large, et puis, la solde est double. Un enseigne doit bien y gagner 25 à 30.000 frs, surtout s’il est marié. Mais évidemment, ce serait encore mieux si le Commandant Bonnot[4] s’occupait de toi, et te faisait traverser l’Atlantique Nord. Mais pour cela, il faut que tu te dépêches, parce que c’est sûr, ça commencera l’année prochaine.

Un de mes cousins d’Indochine, celui qui est administrateur de 1^ère classe[5], est resté six ou sept ans dans l’aviation maritime à la fin de la guerre.

Je pense que le Commandant Bonnot le connaît peut-être. Il était de la promotion de Guilbeaux (Guilbaud)[6], celui qui est mort avec Amundsen.

 Guilbaud et Amundsen

Il doit avoir quarante quatre ans maintenant. Il s’appelle Louis Nouailhetas. Son frère André était aussi officier de marine, et aussi leur père. Alors, sûrement, il connaît au moins le nom.

 Le cousin Louis Nouailhetas en 1941 à Djibouti

  Une trace du cousin André Nouailhetas

Rosé commence à passer son examen exactement dans vingt jours. Est-ce que Brachet est reçu[7] ?

Je dois te quitter, Phil, il est une heure maintenant et je veux me lever tôt demain (ce n’est pas la peine de rire !) Ecris-moi plus souvent que tu ne le fais, ça me donne du courage de lire tes lettres.

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[1] Il est question de Mme d’Encausse dans les lettres du 25 janvier et 28 mars 1936. Cette Mme d’Encausse de Ganties est la mère du mystérieux « baron Géraud » qui m’a tellement intrigué avant que je ne découvre son identité.

[2] Non pas cours Tourny, mais allées de Tourny, à Bordeaux. Il pourrait s’agir des cousins Hostier,  où une fillette se prénommait Henriette.

[3] Nom donné à la femme qui pratique l’avortement, parfois appelée également « faiseuse d’anges ».

[4] Le commandant Roger Bonnot, officier de marine versé dans l’aviation, est pilote d’hydravion et en particulier du « Lieutenant de vaisseau Paris ». C’est un ami de la famille Dyvorne et Philippe compte un peu sur lui, pour avoir « un coup de pouce ».

[5] Il s’agit de Pierre-Marie-Élie-Louis Nouailhetas (1894-1985),  officier de marine qui a servi comme gouverneur  de la  Côte française des Somalis) du 7 Août 1940 au 21 Octobre 1942, lors la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, en 1925, il a quitté la marine pour rejoindre le service colonial. Sa première affectation était comme adjudant - major à Langson. En 1927, il a été promu au grade de l’administrateur en charge de la province de Tuyen Quang. Il a ensuite servi en tant que chef d'état - major au gouverneur de Cochinchine, puis administrateur de Bến Tre Province et Province de Cân Tho (1933-1936). Entre 1936 et 1939, il était le secrétaire général au gouverneur général de l’Indochine. Denise lui donne 44 ans, alors qu’il n’en a que 42 an 1936.

[6] René Cyprien Guilbaud (1890-1928), est un officier de marine et aviateur français disparu dans une tentative de recherche du ballon dirigeable Italia, en mer de Barents, en même temps que l’explorateur norvégien Roald Amundsen (1872-1928).

[7] Denise pose régulièrement cette question, parce que Jean Brachet, copain de sortie et de fête de Philippe, avait la réputation de rater tous ses examens.