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De si longues Fiançailles
5 décembre 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 28 juin 1936

Tu ne passes plus d’examen maintenant, tu pourrais m’écrire plus souvent. Enfin ! j’y suis résignée.

Je pense que tu es à Bordeaux pour attendre le résultat. Tu m’écriras tout de suite dès que tu le sauras, dis ? Parce que tu sais, j’ai autant le trac que toi.

J’ai reçu les shampoings hier, j’en aurai sûrement assez jusqu’aux vacances.

La vie devient vraiment insupportable à Paris, les gens sont d’une excitation folle. Il paraît qu’ils passent leur temps à se battre comme des chiffonniers autour de leurs drapeaux respectifs. Je n’ai pas encore été témoin de cela, mais je vais te raconter ce qui nous est arrivé à Simone et à moi, hier matin. Ça te donnera une idée du degré d’hystérie auquel sont parvenus certaines gens.

Nous attendions paisiblement le métro. Arrive un couple qui s’assoit près de nous. Pas des ouvriers : genre ¼ ou 1/8 d’intellectuels. Nous étions habillées très simplement pour aller à l’aviron : des socquettes dans des souliers de sport, des bérets basques, et Simone avait un petit gilet comme en portent les femmes en duché de Bade. J’en ai vu à Strasbourg.

1930 Marcel Gromaire 1892 1971 Le Canoe   Marcel Grommaire (1892-1971), Le Canoë, 1930

Et voici ce que dit la femme, après nous avoir examinées :

« Encore des Allemandes ! Nous en avons assez de tous ces « Aryens » (sic), de tous ces admirateurs d’Hitler. Qu’ils repassent la frontière. Evidemment, si c’étaient des réfugiés, des juifs, nous les accueillerions avec joie. Mais ces « nazis » … ces « délégués de Maison Brune[1] » (resic) …  qu’ils nous fichent la paix ! Nous n’avons pas besoin d’eux. »

La Maison Brune à Munich en 1935  La Maison Brune à Munich en 1935.

Après un premier moment d’ahurissement –mets-toi à notre place- nous n’avons pas pu nous empêcher de nous tordre. Et j’ai même exprimé à Simone l’opinion qu’il y avait des gens joliment dingos.

De nous entendre parler en bon français a dû calmer cette femelle excitée, car elle s’est tue subitement et est  montée dans le métro sans plus s’occuper de nous. Mais que dis-tu de cela ? Evidemment, c’est pénible à force d’être grotesque. Et comme les gens de l’autre côté de la barricade sont sûrement aussi ridicules, c’est profondément décourageant. Les uns crient : « Vive les Juifs ! » et les autres « La France aux Français » et ils se tombent dessus à bras raccourcis. Au milieu de tout cela, les malheureux touristes anglais et américains sont insultés par tout le monde : eux qui n’ont pas la chance d’être français ! Aussi puis-je t’assurer qu’ils fichent le camp en 4e vitesse. Et comme je les comprends.

En compensation, le Quartier Latin est littéralement envahi par les Africains. On se demande d’où ils sortent. Les malheureux Français qui s’y risquent sont submergés.

La Une de l'Étudiant noir n 1 de mars 1935 article d'Aimé Césaire Jeunesse noire & assimilation       dessin d'extrême-droite dans Candide du 19 septembre 1935 Blum en pagne soutient le Négus Stéréotype du cannibalisme africain

En 1936 le Front populaire confronte les Africains vivant en France au monde syndical et politique et cette dynamique trouve un écho notamment au Sénégal. Cette prise de conscience irrite bien entendu l'extrême-droite.

Document 1: Revue L'Etudiant Noir, avec un article d'Amé Césaire "Jeunesse noire et Assimilation".

Document 2: Caricature d'extrême-droite parue dans Candide du 19 septembre 1935. Blum, vêtu d'un pagne, soutient le Négus d'Ethiopie. Stéréotype sur le cannibalisme africain.

Je me demande avec inquiétude si dans quelque temps je pourrai circuler librement dans Paris, ne présentant aucune caractéristique sémite ou africaine.

Enfin, tu as la satisfaction d’avoir comme fiancée une vraie Aryenne. Depuis hier, je songe sérieusement à demander la bénédiction d’Hitler pour notre mariage.

Mais, au fait, es-tu digne de moi à ce point de vue… ?

Je blague, mais je t’assure que je suis dégoûtée de me trouver au milieu de ces énergumènes. Les plus calmes sont encore les ouvriers pour le moment, ils sont comme de pauvres moutons qu’on mène à l’abattoir.

Est-ce qu’on s’aperçoit de quelque chose en province ? Comme je voudrais quitter ce pays avec toi ! Il y en a bien cinq ou six que j’aimerais habiter. Quand tu auras été officier de marine et pilote pendant quelque temps, tu ne pourrais pas trouver une sinécure quelconque, par exemple devenir « organisateur de l’armée aérienne » dans un petit pays d’Amérique du Sud qui possèderait en tout trois avions ? Je t’assure, ça rapporte de l’argent –vois les conseillers du Négus- et ça ne doit pas être désagréable. Il y a des tas d’officiers allemands qui font ça. Et justement, je connais tout le « gratin » d’Haïti. Ils sont naturellement un peu noirs, mais tant qu’à vivre au milieu des noirs, j’aime mieux le faire en Haïti qu’à Paris.

Drapeaus Haiti & Liechtenstein aux J

Haïti et le Liechtenstein avaient les même couleurs de drapeau jusqu’en 1936 et ils l’ignoraient ! Les couleurs sont probablement inspirées de la livrée à la cour princière au XVIII e siècle. Une couronne s'ajouta en 1937, après que l'équipe du Liechtenstein aux J.O. d'été de 1936 se soit rendu compte de la similarité du drapeau de l'époque avec celui d'Haïti.

 1934 Lily (2)  1936 Lily (1)  1936 Lily sympathie d'une haîtienne Je n'ai pas trouvé beaucoup de trace du "gratin d'Haïti", hormi cette Lily qui signe au dos de sa photo "Sympathie d'une Haïtienne" (photos 1934 et 1936)

 

Depuis le départ d’Indu et d’Amri, je n’ai pas d’amies, seulement quelques rares camarades qui, du reste, quittent toutes Paris les unes après les autres pour aller dans leurs pays respectifs. Tu sais que je n’ai pas de ressources de ce côté-là à la maison, alors il ne me reste que tes lettres et les pensées que j’ai de toi.

Simone passe ses oraux le 10 et le 11 juillet. Rosé a fini son écrit et aura le résultat lundi prochain. Je pense que toi, tu seras fixé jeudi ou vendredi.

« Heil Hitler ! » signé Denise



[1] La Maison brune (Allemand : Braunes Haus) est un bâtiment de la ville de Munich en Bavière, qui était situé au 34 de la Brienner Straße. Il a été le quartier général du parti nazi de 1920 à 1945.

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