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De si longues Fiançailles
21 décembre 2020

Lettre de Denise à Philippe, Royan, mardi 15 septembre 1936

Phil, je suis sur la plage, le soleil est caché et il ne fait pas chaud du tout. Il n’y a presque personne et rien que des gens qui semblent complètement idiots. Je m’ennuie de toi et je voudrais que tu sois là. J’étais si heureuse à Bordeaux[1] ! C’est dégoûtant que les instants agréables passent si vite.

Hier soir, j’ai vu tes parents. Figure-toi, j’ai commencé par leur dire que j’étais revenue dimanche soir, puis subitement, ça m’a embêté de mentir, et j’ai dit que j’étais rentrée lundi matin ! Enfin, j’espère qu’ils n’ont pas fait attention au début de ma phrase…

Tu parles d’un voyage ! Le train s’arrêtait dans tous les petits villages et à St André de Cubzac, tous les gens sont descendus. Je suis restée toute seule. Longtemps après, un type est monté, qui parlait tout seul et avait l’air déséquilibré. Je n’étais pas plus fière que ça. J’ai changé de compartiment et j’ai fini par trouver un curé qui lisait son bréviaire. Alors je suis restée dans ses environs.

3 Prêtres lisant leur brévaire

Dans l’imagerie populaire, « un curé qui lisait son bréviaire » est un gage de sécurité

Mais le type m’a suivi. Heureusement, le train arrivait à Pons[2] et il n’est pas descendu. Dans le train de Royan, je n’ai pas eu d’aventures, sauf que je me suis endormie profondément, et qu’en gare de Royan, je me croyais encore à Médis[3].

Simone a eu la visite du jeune ménage colonial dimanche dernier. Elle a appris plusieurs choses curieuses. D’abord, que presque tous les administrateurs civils sont des types dégoûtants[4]. C’est un médecin militaire qui parlait. Ensuite, que les blancs sont surexcités par le climat et l’absence de femmes, et qu’il est impossible pour une jeune femme de recevoir la visite d’un homme en l’absence de son mari. Quand un administrateur trouve à son goût la femme d’un subordonné, il se dépêche d’envoyer celui-ci en mission dans la brousse pour avoir le champ libre (Pauvre Rosé !). Il paraît que les femmes sont encore pires que les hommes et qu’elles sont franchement jalouses les unes des autres. A part ça, les nègres sont bien gentils et très dévoués[5].

Ça n’empêche pas le jeune ménage en question de souhaiter quitter la France au plus tôt. Simone déjeune avec eux ce matin, et elle part pour Paris demain matin.

J’ai reçu une carte de Rosenberg[6] qui était à l’île de Ré. Ça m’intéresse de voir les photos qu’il y a prises, car ça doit ressembler à Oléron.

une photo de Rosenberg peut-être à l'île de Ré Une photo de Rosenberg, peut-être à l’île de Ré (en raison de la quichenotte, coiffure charentaise) (in  http://yvonkerviniophotographe.blogspot.com/2016/07/vero-photographe.html )

J’ai reçu aussi une lettre de Nena[7]. L’oncle dont nous parlait Melle « Bernadette[8] » était un frère de sa mère qui a été tué à coups de hache (charmant détail !). Manolo[9] a démissionné et a offert ses services à la junte de Burgos. Mais ils n’ont pas encore été utilisés. Nena a appris qu’on avait volé son argenterie dans son appartement de Madrid. Elle n’avait rien avec elle quand elle a dû quitter St Sébastien, pas même un manteau. Elle dit qu’elle est très contente de me savoir fiancée et qu’elle me souhaite d’être aussi heureuse qu’elle.

J’ai commencé à lire les contes d’Andersen. J’aime beaucoup « Le Rossignol ».

Andersen Le RossignolIllustration pour le Rossignol, comte d'Andersen 

As-tu été au cours après mon départ ? N’oublie pas de me donner la date de ton examen, quand tu la connaîtras. Le mariage de Simone se fera probablement entre le 25 et le 29 octobre. J’ai bien peur que ce soit quand tu seras à Paris.

Je ne vois rien d’autre à te dire. Je n’ai rien fait depuis mon arrivée ; le matin, je me suis levée trop tard pour aller sur la plage. Je m’ennuie de toi.



[1] Denise vient de passer le weekend dernier avec Philippe à Bordeaux

[2] Correspondance à Pons pour le train de Royan, Denise descend…

[3] Médis, station avant Royan

[4] Les administrateurs coloniaux, formés à l'École coloniale, devenue en 1934 l'École nationale de la France d'outre-mer, n’avaient pas les mêmes prérogatives que les administrateurs civils, fonctionnaires des administrations centrales chargés des fonctions de conception et d'encadrement. On les considérait comme « des hommes de terrain »

[5] On admirera ce tableau colonial.. ;

[6] Werner Rosenberg, photographe parisien, qui réalisa de nombreux portraits de Denise, Amrita, Indira, Simone, Philippe, entre 1933 et 1936. Il signait ses photos « Vero »

[7] Nena de Bernalès, amie de Denise, qui vit les horreurs de la guerre civile en Espagne. C’est son mari, Manolo, diplomate, qui vient de démissionner

[8] Josefina de Bernalès est la sœur  aînée de Nena, elle est surnommée Bernadette ou Nene, pour ne pas la confondre avec sa tante qui vit à Bordeaux chez son frère Hector, consul du Chili.

[9] Manolo Bermudez de Castro, époux de Nena,  démissionne de ses fonctions de diplomate.

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