Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux, lundi soir 5 octobre 1936

Tu dois être très fâchée contre moi, ou bien tu dois penser que mon beau zèle s’est éteint. Depuis une semaine, tu n’as reçu qu’une lettre de moi –et pourtant, j’ai pensé à toi beaucoup- mais d’une autre façon qu’il y a 15 jours. Avant que tu ne viennes, je pensais surtout que je t’avais quittée et j’avais beau me dire que j’allais te revoir, j’avais quand même le cafard. Tandis que depuis ton départ, j’ai surtout pensé aux jours qui allaient venir. Dans quatre jours[1], je serai près de toi et il n’y a que cela qui compte.

Je t’avouerai que je t’ai écrit une lettre d’une page et demie, que je n’ai pas eu le courage de terminer. Chaque jour, depuis vendredi, j’ai remis au lendemain. Je suis retourné à la piscine vendredi et j’y étais encore seul. J’irai maintenant mercredi  soir –ce sera sans doute la dernière fois.

Depuis quelques jours, je vois un garçon qui venait autrefois à l’Ecurie[2], pharmacien –Maury- je t’en ai peut-être parlé. Il vit en collage avec une petite dactylo, il a le cafard et va revenir se plonger dans la saine atmosphère de l’Ecurie après m’avoir pris moi-même comme tonique. Est-ce que le signe de ma vie serait d’être un terre-neuve moral ?

Quel a été ce rêve affreux dont tu me parles dans une de tes lettres ? J’ai envie de savoir puisque tu ne veux pas le raconter.

Je voudrais bien être déjà près de toi –pour te faire un bouclier de mon corps devant les attaques de la belle Eliane[3]-

Heureusement  que ce n’est que la bonne qui trouve mes lettres sous ton oreiller, et non ta tante, cela pourrait lui donner une attaque. 

 "Youki endormie" (1926), par Foujita

Tes parents ont dû repartir aujourd’hui et tu dois être un peu plus seule encore. Je ne sais pas encore  si je viendrais vendredi ou jeudi soir, mais de toute façon, je te préviendrai à l’avance. Viendras-tu me chercher à la gare ?

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[1] Denise repart pour Paris le 12 octobre, ils vont donc se revoir une dernière fois.

[2] L’Ecurie-Palace, foyer-restaurant à Bordeaux pour étudiants

[3] Il s’agit d’une certaine Eliane Gaillard. Il existe une rue Elie Gaillard à Royan, du nom d’un pharmacien bien connu, né en 1878 et décédé en 1936, fondateur de l'Association des Anciens Combattants de Royan en 1919 ; y a-t-il un lien avec Eliane ?