Lettre de Philippe à Denise, Royan samedi après-midi 28 novembre 1936

Je suis dans ma chambre du second, où j’ai tous mes livres, tes photos, tes lettres. Je me suis réfugié là pour être plus près de toi.

Hier, ma mère a acheté les trois volumes qui terminent les Thibault, de Roger Martin du Gard, et ce sont, à mon avis, les meilleurs de la série. Ils traitent du dernier mois avant la guerre et on ne peut s’empêcher de trouver des ressemblances avec notre époque –l’impression est très dure et j’ai souvent, en lisant une page, songé plusieurs fois à toi, à nous deux, bien que je ne pense pas que ce soit aussi proche.

Il est arrivé aujourd’hui  sur rade un navire-bananier[1] qui décharge sa marchandise à Royan –si ces grèves continuent, la ville va devenir un grand port[2].

  L'Express du Midi, Bordeaux 25 novembre

    

Cargo bananier de l’armement Louis Martin 1935, Musée portuaire de Dunkerque  Vapeurs bananiers des Chargeurs Réunis

Ces grèves –elles aussi, me font penser à toi et pour toutes ces menaces –grèves ou guerre civile- je te voudrai à Royan, près de moi tant que j’y serai- en sécurité quand je serai parti-  Je t’en prie, le jour où toutes ces menaces qui nous entourent se préciseront, ne reste pas là-bas. Tu n’as rien à y faire et ton devoir est de préserver l’avenir –notre avenir.

Je viens de relire ta lettre découragée que j’ai trouvée hier en rentrant de la Tremblade[3]. C’est justement parce que tu ne me vois pas qu’il ne faut pas que tu sois « lâche[4]». Si j’étais près de toi, je pense que cela te serait facile de ne l’être pas. C’est pour toi et pour moi que tu dois être courageuse. J’espère avoir bientôt mon embarquement et pendant les jours où je serai près de toi, je veux te redonner du courage.

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[1] Constitution de la flotte française de bananiers : Sous l’impulsion du gouvernement français désireux de soutenir la production de bananes des colonies, les armateurs français vont se doter au cours des années 30 d’une véritable flotte de navires spécialisés dans le transport de la banane. En 1939, la France devient ainsi la 4e flotte bananière mondiale, avec 26 bateaux, dont 12 sont dédiés aux Antilles.

[2] Les mouvements sociaux de 36 ont paralysé les grands ports français. En l’occurrence, ce navire, qui devait décharger ses bananes à Bordeaux, a été détourné sur Royan.

[3] Voir lettre de Philippe du 26 novembre

[4] Voir la lettre de Denise du 25 novembre.