Lettre de Denise à Philippe, Paris, le 7 décembre 1936

Je me dépêche de t’écrire parce qu’après le diner, je dois aller au cinéma avec maman. Que deviens-tu ? Tu n’es pas chic, tu sais. Ta dernière lettre date de plus de huit jours. C’est tout ce que tu trouves pour me donner du courage ?

Je n’ai pas fait grand-chose cette semaine ; j’ai été à l’espagnol, à la piscine et à la culture physique. Je suis retournée au Tribunal pour enfants et j’ai accompagné mes espagnols à la Préfecture de Police pour leur naturalisation. Ça a l’air de marcher.

 préfecture de Police de Paris et Notre-Dame

Le petit Jean[1] est venu pour me raconter le résultat de son entrevue avec le docteur Lehmann. Il s’est passé une chose amusante. Je n’avais pas pensé à lui dire qu’il y avait deux docteurs Lehmann dans la rue Villeneuve, et il a été voir le mauvais ! C’est un homme froid et austère, et le petit Jean était tout à fait effondré à l’idée de lui raconter son histoire. Heureusement, ils se sont aperçus à temps de l’erreur. L’autre docteur Lehmann, qui est du reste le frère plus jeune du 1^er, a été très gentil, l’a gardé pendant une heure et lui a conseillé très sérieusement de faire l’amour  (avec des femmes naturellement) jusqu’à ce qu’il y trouve du plaisir ! Il paraît que ce traitement a donné des résultats merveilleux dans plusieurs cas. Le docteur a même proposé aimablement de lui donner des adresses. Le petit Jean était affolé, mais m’a semblé néanmoins un peu rasséréné. Il paraît qu’on lui a découvert une légère anomalie physique (il ne m’a pas dit laquelle) mais sans aucun rapport avec le trouble dont il souffre.

Le petit Jean avait reçu une lettre d’Indu, qui fait du cheval[2], paraît-il (j’abuse du mot paraît !). Elle a même failli se casser le bras, ce qui a refroidi son zèle. Elle s’épile les sourcils (elle qui avait de si jolis sourcils !), elle apprend l’allemand qu’elle trouve plus logique que le français, et gagne de l’argent en donnant des leçons de français (pauvres Hindous !). L’Inde me fait l’effet d’être un pays de cocagne, parce que, pour qu’Indu parvienne à y gagner de l’argent, il faut réellement qu’il y en ait pour tout le monde… Amri a fait une exposition qui a eu beaucoup de succès. Elles sortent beaucoup et pendant la saison,  elles avaient trois ou quatre invitations par jour. Enfin, Indu avait l’air plutôt contente.

    

The Kaiser-l-Hind du 22 novembre 1936 (coll. pers) et Sarada Ukil (1888-1940) , acteur puis artiste-peintre, frère de "l'imprésario" d'Amrita.

   

    

Je me demande ce que tu fais toute la journée à Royan. Tu dois avoir fini de ranger tes affaires. Est-ce que tu as fait encadrer ma photo ? Comment est le cadre ? A propos de photos, il paraît que Rosenberg a envoyé les tiennes.

Est-ce que tu suis avec passion l’histoire du roi d’Angleterre ? (J’en doute, mais moi … oui) Je ne peux m’empêcher de rire en pensant à la tête que tous les puritains de cet honorable pays doivent faire. Bien qu’au fond, c’est très ennuyeux, cette histoire, surtout si Edward VIII est obligé de démissionner[3]. Il est intéressant et sympathique, justement à cause de son non-conformisme. Et je crois qu’il aurait été un grand roi.

   

 Wallis Simpson (1896-1986) et Edward VIII (1894-1972)                                         Abdication le 10 décembre 1936

Marjorie[4] m’a écrit avant-hier, mais naturellement elle ne me parle pas de l’affaire de la couronne britannique (c’est vrai que c’était au début de l’histoire).

 Marjorie Jenns

A propos, j’ai beaucoup admiré la discrétion de la presse anglaise, qui n’a absolument rien dit jusqu’au dernier jour.

Je vais être obligée de te quitter pour aller diner. Tu es un très méchant garçon, et je me demande si je vais continuer à t’aimer. Je ne te demande pourtant pas de sacrifier pour moi ta couronne et l’Empire, mais seulement de m’écrire souvent. Méchant !

Je t’embrasse tout de même avec tendresse.

P.S. : Je reviens  de la séance de cinéma avec maman, il est plus de minuit.

Ecris-moi vite, Phil. J’ai tant besoin que tu m’écrives. La nuit, je mets la photo de toi que je préfère à côté de mon lit, et comme cela, j’ai l’impression que tu protèges mon sommeil. Et je glisse ta dernière lettre sous mon oreiller. Alors, quand tu restes longtemps sans m’écrire, elle devient toute froissée, la pauvre lettre. Tu vois bien que tu dois m’écrire souvent ! Je t’en prie…

---

[1] Entre autres actions « sociales et caritatives », rappelons que Denise s’occupe du petit Jean, qui souffre de découvrir son homosexualité.

[2] Comme bien souvent, Indira suit les traces de sa sœur (avec moins de succès). Relisons un passage de la lettre qu’elle écrivait à Denise, de Simla le 21 mars 1936 : « Figurez-vous, Amrita fait de l’équitation (vous la voyez ?) Il paraît qu’elle est devenue experte. Elle chevauche comme une amazone dans les forêts sauvages pendant des heures. Elle trouve ça épatant. J’aimerais aussi apprendre, malheureusement, j’ai une frousse horrible des chevaux. »

[3] Nous sommes le 7 décembre et le roi Edward VIII va être contraint d’abdiquer le 10. Rappelons brièvement les faits : Quelques mois après le début de son règne, le roi Edward VIII provoqua une crise constitutionnelle en demandant en mariage la mondaine américaine Wallis Simpson, qui avait divorcé de son premier époux et était en instance de divorce d'avec le second. Les Premiers ministres du Royaume-Uni et des dominions s'opposèrent à cette union en avançant que le peuple n'accepterait jamais comme reine une femme dont les deux ex-époux étaient encore en vie. De plus, un tel mariage serait entré en conflit avec le statut d'Édouard VIII de chef suprême de l'Église d'Angleterre, qui s'opposait au remariage de personnes divorcées si leurs anciens époux ou épouses étaient toujours en vie.

[4] Marjorie Jenns, l’amie anglaise de Denise.