Lettre de Philippe à Denise, A bord du Gabriel Guist’Hau, le 13 décembre 1936
Tu dois être très fâchée après moi du fond de ton Paris, mais je t’assure, ce n’est pas beaucoup de ma faute. Si tu savais tout ce que j’ai fait depuis que je suis à bord, tu comprendrais que le soir, je n’avais pas envie d’écrire, mais de m’allonger sur ma couchette, rêver un peu à toi éveillé puis sombrer dans le sommeil.
Je suis sur un bateau –pas bien grand mais qui transporte quand même 3000 tonnes de charbon. Ce charbon ayant la propriété de se glisser partout, on est généralement assez sale.
Albert BRENET, né en 1903 près du Havre, décédé en 2004 Paris, à l’âge de 101 ans ; il a été nommé peintre officiel de la marine en 1936.
Il y a pas mal de choses à faire et il faut mettre souvent la main à la pâte et ne pas se contenter de donner des ordres. Enfin, le milieu, s’il est composé de chics types, ne forme pas quand même une élite. Je suis le seul à avoir un brevet de long cours. J’ai une solde de 1200F + 200, ce qui me permettra soit de bondir à Paris lorsque j’aurai un peu de temps, soit de te faire venir. Tu n’es pas trop fâchée ?
Je crois d’ailleurs que j’irai plutôt à Paris parce que te faire venir ici ne me semble pas d’une perspective brillante. Si tu voyais ton fiancé en ce moment, je crois que tu ferais la grimace : penché sur un pupitre ( !) de 60cm de long, il écrit à la lueur d’une lampe à pétrole. Il est en sabot, gros pantalon de drap et vareuse de marin. Tout autour de lui est taché de noir, les murs, le lavabo… Les draps ont une teinte grise et mon papier –si j’y voyais plus clair- doit être de la même teinte- et si je me retournais un peu brusquement, je risquerais de renverser le seau qui représente le robinet d’eau courante.
je n'ai pas trouvé de photo de couchette pour membre d'équipage, mais ces cabines des années 30 donnent une idée du confort
Nous partons demain pour Port Talbot sur la Manche de Bristol et nous y serons jeudi. Tâche de m’écrire assez tôt pour que j’aie la lettre en arrivant là-bas. Ensuite, nous irons à Nantes, puis à Rotterdam, puis à St Malo, ensuite ce n’est pas fixé.
Voici où tu peux m’écrire :
Ph. Dyvorne Ph. Dyvorne
s/c Gabriel Guist’Hau s/c Gabriel Guist’Hau
Port Talbot Les Consignataires Réunis
Angleterre 1 quai Jean Bart
Nantes
Le second s’en va à terre et je vais lui donner mes lettres –une pour toi où je voudrais que tu trouves du courage pour m’attendre, et une pour ma mère. Présente mes respects à tes parents.
J’ai ici les livres que je voulais te donner, je te les enverrai de Nantes.
P.S. : ce mois-ci, je n’aurai pas beaucoup d’argent –je n’en ai presque plus, mais le mois prochain je toucherai ma paye, à chaque fois que je serai en France.