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De si longues Fiançailles
11 février 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mercredi 30 décembre 1936

J’espère que tu recevras cette lettre. Je l’envoie par avion à Rotterdam. Tu ne me dis pas quand tu y seras, ça fait que j’ignore si tu es déjà arrivé. C’est hier soir que j’aurais dû t’écrire, mais figure-toi que je me suis mise à lire le livre que j’ai acheté pour la petite Bonnot[1]! C’est assez intéressant. C’est un livre d’André Demaison[2] qui s’appelle « La Comédie animale ». Si elle est intelligente, ça lui plaira (Mais je ne sais pas si elle l’est…)

1936 12 30 André Demaison et son livre

J’ai acheté les fleurs pour maman. J’ai pris la même chose que pour les deux autres[3] : une douzaine d’œillets jaunes dans une poterie alsacienne. Ce n’est pas mal et ça vaut 50 francs[4].

oeillets jaunes dans une poterie alsaciennej'ai imaginé le cadeau offert à ces dames, oeillets jaunes-poterie alsacienne

Pour l’argent, je ne sais pas si c’est la peine que tu me l’envoies. Parce que je dois toucher au moins deux cents francs. C’est plus qu’il n’en faut pour le billet, même en seconde. Si tu arrives dimanche, tu seras payé le lundi, je ne pourrai pas recevoir ton mandat avant mardi matin et, par conséquent, être à St Malo avant mardi soir. Et j’aimerais bien mieux rester avec toi le plus longtemps possible. Alors, tu pourrais en arrivant, te renseigner sur l’heure des trains. Je tâcherai, moi aussi, mais je ne sais pas si j’aurai le temps d’aller à la gare d’ici dimanche- et m’envoyer un télégramme dans la matinée de lundi. S’il y a un train entre midi et cinq heures, j’aurai encore le temps de le prendre (parce que j’aime autant ne pas voyager la nuit). Tu comprends, je veux rester avec  toi au moins deux jours.

Je ne comprends pas du tout l’adresse que tu me donnes à St Malo : Martin[5]. Qu’est-ce que ça veut dire ? s/s Gabriel Guist’Hau[6], Martin, à St Malo ? C’est ça ?

C’est drôle. Cette année, tu seras en Hollande pour le 1er janvier, l’année dernière, tu étais aux Etats-Unis et il y a deux ans, au Havre. Où seras-tu l’année prochaine[7] ?

J’ai eu et j’ai encore des tas de corvées familiales. Vendredi dernier chez ma tante[8], samedi chez les Rosé  (ça ne m’a qu’à moitié ennuyée, car ils sont vraiment bien gentils), demain au réveillon, nous serons une quinzaine, je ne sais pas si on s’amusera, et samedi, ça recommence chez ma tante, mais avec les Rosé et des tas de cousins rasoirs[9]. Heureusement, ce sera fini pour l’instant. Je t’assure que je commence à en avoir assez.

Figure-toi que j’ai rencontré Pérez[10], le sourd du Garden[11], qui m’a invité à prendre le thé au Colisée[12].

Le Garden centenaire depuis 2012 Le Garden de Royan fête ses cent ans

Il est gentil et assez intéressant, parce que je ne sais pas si tu le sais, il est attaché à l’Institut Pasteur, pour les recherches biologiques. A propos du livre d’Axel Munthe, il m’a raconté des histoires de dissection. Malheureusement, il parle plutôt haut –naturellement- et c’est quelquefois un peu gênant pour ses interlocuteurs. Hier, il m’avait entreprise sur les Juifs –il est d’extrême-droite- et je regardais avec inquiétude autour de moi pour voir si personne ne prêtait attention à ses propos.

paris restaurant colisée

 Moi aussi, Phil, j’en ai assez et plus qu’assez, d’être toujours séparée de toi. Ce n’est plus la peine de s’aimer et d’être jeunes pour mener une vie comme celle que nous menons. Ça serait tellement merveilleux d’être mariés, et d’habiter ensemble. Je pense continuellement à toi, et de plus en plus. Quand je suis avec des gens, tout d’un coup, je me désintéresse absolument de la conversation et c’est comme s’ils étaient à 500 km de moi. Si encore, je pouvais me dire : dans six mois, nous serons ensemble. Mais dans six mois, je ne te verrai plus du tout. Phil, il faudra m’aimer beaucoup, tu sais, pour me faire oublier toutes les années où je t’ai attendu…

J’ai reçu une carte d’Amri et une lettre d’Indu qui quittait Simla avec son père pour aller à Delhi, ensuite passer un mois à Bénarès –la ville sainte, et ensuite chez un de ses oncles. Elle a de la chance de voir des choses tellement intéressantes ! Il paraît qu’elle en a déjà assez de Simla. Figure-toi qu’Amri est en train de devenir un personnage célèbre. Elle fait des expositions dans toutes les grandes villes de l’Inde –elle n’est pas avec eux- tous les grands journaux font des articles sur elle, et enfin, elle a été obligé de prendre un manager pour régler ses nombreuses affaires ! Comme je la connais, je suis sûre que son manager, qui est hindou, lui chipera tous ses bénéfices[13].

1936 12 09 The Madras Mail (1)     1936 12 09 The Madras Mail (2)

 Article paru dans The Madras Mail le 9 décembre 1936

 Indu envoie à Simone et Lucien ses vœux de « bonheur éternel » et me demande quand nous les imiterons.

Si tu as l’occasion d’aller au cinéma, dans tes voyages, tâche de voir « The Green Pastures[14] ». C’est un film extrêmement curieux. C’est la façon dont les gosses de Louisiane s’imaginent les récits de la Bible, d’après ce que leur enseigne leur pasteur.

The green pastures  Darling Legitimus 1907-1999

 The Green Pastures où joue Darling Legitimus, grand-mère de Pascal Legitimus

J’aurais bien voulu le voir avec toi, mais je dois y renoncer –sous peine de ne jamais le voir- C’est triste de n’être jamais ensemble quand il y a quelque chose d’intéressant.

Je suis allée voir cette exposition de Gauguin[15], c’était beau comme tout. Je n’avais jamais autant vu de lui et maintenant, je l’aime de plus en plus.

001 couverture  002 présentation

 Noa Noa, le récit de Gauguin (coll. pers.)

004 page 75  003 page 1  

Je vais me coucher.je dois me lever tôt demain pour aller chez le coiffeur pour un shampoing, et il est déjà une heure.

Ecris-moi de Rotterdam. Dis-moi quand tu comptes arriver à St Malo, pour que je sache quand partir. Est-ce que c’est une jolie ville, Rotterdam ?



[1] Elle se prénomme Monique

[2] André Demaison (1883-1956) est un écrivain français. Il fit ses débuts en 1903, à l'âge de 20 ans, chez Maurel et Prom, maison de commerce bordelaise implantée en Afrique-Occidentale française. C’est en Casamance, où il a été affecté, qu’il acquiert la maitrise de plusieurs langues africaines dont le diola, le mandingue et le wolof. Puis il se met à son compte, affrète une goélette et devient collectionneur d’animaux sauvages pour le compte du Zoo d'Anvers en Belgique. Cette activité qui le familiarise avec toute la côte de l’Afrique occidentale jusqu’au Nigeria, lui inspira son futur ouvrage La Nouvelle Arche de Noé. Il s’engage volontairement en 1914 dans l'Infanterie coloniale. Sa connaissance des langues africaines le fait rapidement être affecté comme interprète au corps des tirailleurs sénégalais. La publication du Livre des bêtes qu’on appelle sauvages en 1929 lui acquiert la notoriété et il est lauréat du Grand prix du roman de l'Académie française en 1929.

[3] Rappel : Denise est chargée d’offrir des fleurs au nom de la famille Dyvorne à trois dames : Julie Proutaux, Yvonne Bonnot et Jeanne Bertrand.

[4] Ce qui équivaudrait à 38 euros.

[5] Voir lettre du 26 décembre. Denise a raison ! J’ai moi-même essayé de trouver qui était ce Martin de St Malo, peine perdue ! Comme on dit, « Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin ! »

[6] Le Gabriel Guist’Hau est le bateau de Philippe

[7] Pour que mon lecteur ne languisse pas toute une année avant de savoir où Philippe réveillonnera à la St Sylvestre prochaine, je révèlerai qu’il prendra le train de Brest, pour se retrouver à Paris à … 23 heures !  Une heure avant les douze coups de minuit ! Ce sera le premier réveillon ensemble de Denise et Philippe. Il était temps !

[8] Tante Jeanne Furet-Proutaux

[9] Je n’ai heureusement pas la liste des cousins rasoirs, car je risquerais de me fâcher avec leurs descendants éventuels

[10] Ce Monsieur Perez se prénommerait Jean-Jacques.

[11] Le Garden, c’est ce club de tennis de Royan que Denise fréquentait beaucoup au début des années 30. Philippe n’étant pas un adepte de ce sport, elle a fini par s’en lasser.

[12] L’immeuble situé au 44, avenue des Champs Elysées abritait le restaurant « Le Colisée », aménagée par Charles Siclis (1889-1942) en 1932. Dans Le Colisée, un subterfuge de perspective est employé, afin que le client n’ait pas l’impression de descendre en avançant vers le fond : le plancher monte, le plafond descend. Chacun des étages du café est aménagé selon un thème, qui rappelle les principaux loisirs que s’offrent les Parisiens surtout à partir de la fin du XIXe  siècle : loges de théâtre pour le 1er étage, salle de jeux pour le second, salon de lecture pour le 3e , paquebot pour le 4e, train pour le 5e et salon pour le 6e étage.

[13] Voir la lettre d’Indira Sher-Gil du 15 décembre. Je me suis attaché à montrer la véritable personnalité du « manager » d’Amrita. C'est l'un des frères Ukil, dont il est question dans l'article ci-dessus. L’avenir a prouvé que Denise était dans le vrai.

[14] Les Verts Pâturages (The Green Pastures) est un film américain de Marc Connelly et William Keighley, sorti en 1936. Un dimanche dans une petite ville de Louisiane, le révérend Deshee enseigne le catéchisme aux enfants. Il leur conte comment Dieu créa la Terre et y plaça Adam et Ève. Hélas, ces derniers ne surent jouir de leur bonheur. Caïn tua Abel et Dieu, constatant que la Terre n'abritait plus que la débauche et les perversions et que seul Noé avait conservé une âme droite et pure, provoqua alors le déluge auquel n'échappèrent que Noé, sa famille et deux spécimens de chaque espèce animale.

[15] Dans sa lettre du 25 novembre, Denise émettait l’espoir de voir l’exposition Gauguin avec Philippe… Peine perdue.

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