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De si longues Fiançailles
23 février 2021

Lettre d’Amrita à Denise, Trivandrum, 19 janvier 1937

1937 01 19 Amrita (1)  1937 01 19 Amrita (2)  1937 01 19 Amrita (3)  1937 01 19 Amrita (4)

1937 01 19 Amrita (5)  1937 01 19 Amrita (6)  1937 01 19 Amrita (7)  1937 01 19 Amrita (8)

1937 01 19 Amrita (9)  1937 01 19 Amrita (10)  Lettre à en-tête de l’Hôtel  Mascot à Trivandrum[1], ci-dessous:

Mascot Hotel à Trivandrum  Mascot Hotel Intérieur

1931 01 19 enveloppe Amrita (1)   1931 01 19 enveloppe Amrita (3)

Enveloppe et cachet au dos

Ma chère Denise

Sans doute serez-vous étonnée de recevoir une lettre de moi après si longtemps. En fait, je voulais vous écrire depuis très longtemps. Vous m’avez demandé de vous décrire les Indes, les coutumes, la vie sociale, etc. mais la question est si vaste que je ne me sens pas capable de vous éclairer sur la plupart de ces sujets. J’ai souvent pensé que de vous envoyer des livres serait le meilleur mais il y en a si peu qui soient intelligents, intéressants, compréhensifs, et surtout vrais, que le choix est difficile. En plus, ils sont tous en anglais. Voulez-vous que je vous en envoie ? Il règne une telle hypocrisie dans les relations  entre Anglais et Hindous et il y a un tel « censor[2] » (vous voyez, j’oublie mon français) exercé sur les informations qui pourraient être intéressantes ou dangereuses pour le règne impérial qu’il n’y a (et presque toutes les questions ici tournent autour de cela) ni journaux, ni livres qui puissent relater les seuls faits politiques ou la vie sociale vraie, ainsi que les relations des Anglais et des Hindous. Il y a un livre que j’ai pensé vous envoyer –la biographie par lui-même de Jawaharlal Nehru, grand homme qui vient de sortir de prison et qui lutte sans cesse pour le « Swaraj[3] ». C’est très intéressant pour quelqu’un qui connaît les faits politiques auxquels il fait fréquemment allusion, mais pour quelqu’un qui ne les connaît pas, c’est difficile d s’orienter –quoiqu’il y a là-dedans beaucoup de choses qui peuvent vous intéresser. Je vous l’enverrai[4], si vous me faîtes savoir que ça vous intéresse.

Enfin, parlons d’autres choses.

J’étais absolument épatée d’entendre que Simone s’est mariée et, en plus, est allée vivre en Afrique Occidentale !

C’est curieux (comme je l’écrivais à Indu l’autre jour) que vous, qui êtes attirée vers les choses et la vie de l’Orient, plus, je crois, que Simone, et qui avez soif d’une vie différente, êtes condamnée, il me semble, à mener une existence qui ne vous intéresse pas au fond, dans un entourage qui ne vous convient pas.

Ecrivez-moi quelques fois, ça m’intéresserait beaucoup d’avoir de vos nouvelles.

En ce qui me concerne, je suis devenue, au cours de ces quelques mois, « célèbre », figurez-vous !

Je suis acclamée comme « une des plus grandes forces de la Peinture Hindoue Contemporaine » !

Il y a d’innombrables journaux, publications d’Art, etc., qui écrivent sur mon Art sur moi, mes « ideals[5] », etc. J’étais une (dans une série d’articles) des « Dix Femmes Célèbres des Indes ». Les journaux me demandent de leur écrire des articles sur l’Art !

Je vous enverrai quelques coupures de journaux (ça vous amusera) dès que je rentre à Simla –je n’ai pas le temps en ce moment pour les découper, etc.

Je suis à Travancore, c'est-à-dire dans le Sud des Indes.

Travancore

J’ai quitté Simla en Novembre et depuis, j’ai visité Bombay, Hyderabad, Travancore, d’ici, je suis allée à Cochin, ensuite à Allahabad, où j’étais spécialement invitée pour une exposition de mes œuvres. J’ai visité Ajanta et Ellora (je vous ai envoyé une carte postale d’Ajanta, l’aviez-vous reçue[6] ?), ci-joint des photos prise[7]s à Ajanta et Ellora, des endroits tout à fait importants où l’art et la culture ancienne des Indes se manifestent le plus.

Temple d'Ellora  Entrée du temple d'Ellora

 Grottes d'Ellora   Caves of Ellora

Les grottes d'Ajanta

Taillés dans de vastes roches, d’innombrables temples – appelés « Roche Caves[8] »- où se trouvent des sculptures fantastiquement belles et des peintures d’une subtilité et d’un style épatant. Ellora est à peu près à 100 km d’Ajanta, on fait le trajet en auto). Les deux endroits sont presque déserts, surtout Ellora. Il n’y a aucun signe de vie autour, excepté quelque paysan ou paysanne hindou qui passe par là par hasard et eux, ils ne gâchent pas l’atmosphère tout à fait spéciale qui règne là. Un grand silence est seul brisé par le bruit des chutes d’eau, d’normes roches, solitude, et dans l’intérieur des « caves » ? Pénombre et des sculptures de pierre colossales qui vous fascinent de plus en plus à mesure que vous les regardez. A Ajanta, se trouvent aussi des sculptures, mais c’est surtout les fresques qui sont intéressantes. Par poste ordinaire, je vous envoie un petit livre[9] avec des reproductions, mais malheureusement, les imbéciles qui l’ont écrit, ont choisi de reproduire les moins intéressantes des fresques. Il y a des choses cent fois mieux. Les extraits sur la peinture d’Ajanta donnés dans le guide sont idiots, écrits par des gens qui ne connaissaient rien à la peinture, et ne comprenaient pas cette peinture tellement stylisée et difficile à analyser. C’était une révélation pour moi !

Prince, Mahajanaka Jataka, Bodhisattva Vajrapani

J’envoie cette année au Salon deux tableaux, dont un peint il y a quelques jours au point le plus au Sud des Indes, Cape Comorin, où je suis allée pour travailler il y a dix jours (c’est à peu près à cent kilomètres de Trivandrum, capitale d Travancore), et l’autre était peint à Simla en septembre de l’an dernier avant que j’aie vu Ajanta. Vous verrez la différence (quoiqu’il est vrai aussi que les types du Sud des Indes rappellent bien davantage les types d’Ajanta, même dans leur manière de s’habiller et se prêtent très bien à la peinture stylisée).

Tous les deux sont très bien (je suis peu modeste, n’est-ce pas ?) Je voudrais bien savoir quelle impression ils font sur les gens de là-bas (naturellement, pas le public ordinaire des Salons, je sais bien ce que ces gens honnêtes en penseront). Ecrivez-moi ce que vous en pensez, absolument franchement.

J’ai presque oublié de vous dire que j’ai, c'est-à-dire nous, moi et un Monsieur Hindou assez connu dans le monde artistique des Indes (quoiqu’il n’a aucune qualité, mais ça n’a pas d’importance ici, car la carrière de la plupart des gens est basée sur ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, le monde est ouvert  aux gens qui savent s’imposer) avec qui j’ai fait des expositions en commun (ses frères sont des peintres connus et il a exposé leurs œuvres en même temps que j’ai exposé les miennes[10] (ça nous coûtait moins ainsi) ; nous avons eu des expositions à Bombay, à Hyderabad et en d’autres endroits. J’ai même, figurez-vous, vendu quelques tableaux ! (ça m’a étonnée, car, au fond, quoique je sois un « peintre célèbre », le large public déteste ma peinture, surtout les choses que je fais maintenant et, par conséquent, je ne vends pas beaucoup) Nous voyageons ensemble, car je n’aurais pas pu faire ce long et difficile trajet toute seule. Figurez-vous, ça prend six jours en train de venir de Simla à Travancore ! Et comme ça change ! Paysage aride jaunâtre dans le Nord des Indes et vert émeraude avec une végétation riche et « exotique », la couleur de la terre ocre rouge dans le Sud. Types, à Simla par exemple, clairs de peau, aux traits maigres, droits ; à Hyderabad, plus sauvages aux traits lourds et très sombres de couleur et à Travancore, extraordinairement beaux aux couleurs brun doré ou roux, avec des traits qu’on retrouve à Ajanta (Il paraît que ces gens sont des Hindous purs, ils ne sont pas Aryens comme les gens du Nord, mais Dravidiens et n’ont jamais été influencés par aucun peuple, oriental ou européen (Travancore n’est pas Indes Britanniques[11]).

femme-aryenne-et-dravidienne  Inde familles schema

Ils ont également des grands cheveux noirs, hommes et femmes, et les portent en chignon sur la nuque. Ça fait tout à  fait épatant et décoratif (c’est dommage que quelques-uns des hommes, plus modernisés, commencent à couper leurs cheveux). La vie aussi est bien moins contaminée par contact avec la vie européenne et, excepté pour Trivandrum, est absolument hindoue, dans la manière de s’habiller et de vivre. Je l’aime énormément, c’est un endroit où je voudrais vivre et travailler toute ma vie !

La manière de s’habiller change avec les régions. Dans le Nord, les femmes portent des pyjamas et le kurta (sorte de chemise à col haut et à manches, qui tombe jusqu’aux genoux) et des voiles sur leur tête.

Tenue traditionnelle kurta sur pyjamas  Tenue traditionnelle kurta sur pyjamas

Les hommes aussi, mais eux, ils portent des turbans. A mesure qu’on part vers le Sud, les gens en portent de moins en moins, aux environs d’ Ellora et d’Ajanta. Les femmes portent des sortes de soutien-gorge aux manches courtes, laissant leur corps nu jusqu’à la taille ; un sari aux couleurs brillantes, parfois composé de deux couleurs, bleu de cobalt et jaune vif par exemple, ou écarlate et vert-amande. Je n’aurais jamais cru que ces couleurs puissent être si belles autre part que dans la nature-même. Evidemment, leur couleur de peau sombre, sombre et riche, leurs cheveux noirs ornés de fleurs dans le chignon, embellissent beaucoup les femmes qui les portent.

Mais dès qu’on arrive à Travancore, la scène change, on ne voit que des femmes et des hommes habillés en blanc pur.

Dhoti masculin

costumes de Travancore

Changeons de sujet.

A Simla, j’ai acheté beaucoup de bijoux du Tibet, j’ai des bagues absolument épatantes ! J’ai acheté quelques-uns pour vous car je sais que vous aimez ces choses. Seulement, je ne sais pas comment les envoyer !

Je n’ose pas les envoyer par poste, car j’ai peur que les impôts (customs, comment cela se dit-il ?) soient trop grands[12]. Avez-vous payé beaucoup pour le pendentif en argent que je vous ai envoyé ? Avez-vous eu des embêtements ? Les bagues ne m’ont pas coûté cher ici. Les turquoises et les coraux ne coûtent pas cher au Tibet, seulement est-ce que gens de là-bas croiront à la valeur que j’indiquerai ? Si vous croyez que vous n’aurez pas d’embêtements, je vous les enverrai. Autrement, il faut que vous attendiez jusqu’à mars. J’ai rencontré une jeune fille anglaise très sympathique à Ellora. Elle rentre en Angleterre en Mars, peut-être passera-t-elle par Paris. Elle pourrait vous les porter. Connaissez-vous quelqu’un à Marseille ? (Si par hasard, elle ne passe pas par Paris)

Faites-moi savoir au plus tôt ! Mon adresse de Simla me trouvera toujours.

Bijoux du Tibet Turquoises et coraux quelques-uns des bijoux offerts par Amrita à Denise

Avez-vous reçu les choses que nous avons envoyées par le jeune homme Sikh Amarjit Singh[13] ?

Il est très sympathique et intelligent.

Je viens de lire dans les journaux qu’on m’a décerné la Médaille d’Or « pour la meilleure œuvre de l‘Exposition » et aussi le prix pour la meilleure peinture à l’huile, à l’Exposition Annuelle des Beaux-Arts à Bombay, pour le tableau « Jeunes Filles Hindoues » que j’avais exposé au Salon en 1935. Je crois que vous l’aviez aimé. Félicitez-moi.

J’étais si contente que ça marche bien pour Edith[14]. Ecrivez-moi son adresse.

Pauvre Marie-Louise[15] !

Si vous pouvez, donnez-moi encore des nouvelles d’elle. Peint-elle ? Est-ce qu’elle sort, ou bien, reste-t-elle chez elle ? Si elle travaille, quelles sortes de choses fait-elle ? Ça m’intéresse aussi de savoir comment Jannot[16], Humblot[17] et Rohner[18] peignent maintenant.

collation matinale 1937 H Jannot Collation matinale, peint en 1937 par Henri Jannot

Et Boris[19] ? Quel genre de mocheté fait-il en ce moment ? Sa mère, comment va-t-elle ?

Enfin, donnez-moi beaucoup de nouvelles de Marie-Louise, Edith et vous-même, les seuls gens auxquels  je pense avec affection et qui me manquez……..

Vous avez voulu savoir à propos de Victor[20] et moi. Je vais me marier avec lui quand il finit ses études. Encore deux ans en plus ! Il viendra aux Indes et nous allons vivre ici si tout marche bien ! Sans doute êtes-vous assommée, aussi, je m’arrête définitivement.

Affectueusement                                                          Amri

P.S. : Comme vous voyez, je vous envoie beaucoup de photos. J’espère que vous en ferez autant !



[1] Trivandrum est l’ancien nom de Thiruvananthapuram, actuelle capitale du Kérala. A l’époque, la ville était la capitale de Travancore, ancien État princier des Indes britanniques.

[2] censure

[3] Swaraj (hindi : स्वराज, svarāj) signifie de façon générale « gouvernement par soi-même » ou « auto gouvernance »

[4] Amrita enverra l’ouvrage à Denise qui en parle dans sa lettre du 6 mai 1937 à Philippe.

[5] Mes idéaux

[6] Sans date précise sur cette carte, je l’ai datée du 8 décembre 1936, elle est sans doute plus tardive.

[7] De même, pour respecter la chronologie du voyage d’Amrita, j’ai inséré ces photos dans l’envoi du 10 décembre 1936.

[8] Littéralement grottes de roches

[9] Petit livre que Denise recevra et dont elle parle dans sa lettre du 9 février 1937

[10] Les trois frères Ukil sont Sarada (1888-1940), Barada et Ranada, Sarada étant le plus connu, acteur, peintre, fondateur d’une école d’art. Barada est «l’impresario» d’Amrita, dont Indira parle avec circonspection. (lettres du 15 décembre 1936, du 10 mars et du 3 juin  1937)

[11] Amrita veut dire par là que Travancore a gardé une gouvernance marquée par les Rajahs pendant la colonisation britannique, avec un certain progressisme.  A l’Indépendance de l’Inde, en 1947, Travancore proclame même son indépendance vis-à-vis du reste du pays, mais cette sécession est vite réprimée, voire écrasée

[12] Amrita veut dire « les taxes »

[13] En réalité, en raison d’un contretemps, le courrier d’Amarjit arrivera à Denise le 28 février, mais il avait déjà envoyé une lettre le 31 juillet 1936

[14] Edith Láng László (née e.n 1907) pianiste d’origine hongroise, amie/amante d’Amrita.

[15] Marie-Louise Chassany 1911-1939), artiste-peintre qui partagea l’atelier d’Amrita à Paris et à qui on attribua une liaison avec elle.

[16] Le peintre Henri Jannot (1909-2004)  fonde avec Humblot, Lasne, Rohner, Pellan et Tal Coat, le groupe "Forces Nouvelles", en 1935, affirmant la nécessité urgente du retour au dessin, du retour au métier consciencieux de la tradition. Il expose en 1936  à Amsterdam et en 1939, organise l’exposition  "Paris of today"  à Washington au Museum of Modern Art Gallery (MOMA).

[17] Robert Humblot, dit Bob, (1907-62), peintre français. (voir les lettres du 25 avril, de début juillet et du 28 novembre de l’année 1933.)

[18] Georges Rohner (1913-2000), peintre français. (voir lettre du 25 avril 1933)

[19] Boris Taslitzky (1911-2005), peintre français d’origine russe. (Lettres du 14 juin 1932, 15 janvier, 4 et 5 avril, 21 mai, 20 novembre 1934, 31 janvier, 6 décembre 1936)

[20] Victor Egan (1910-97), cousin maternel d’Amrita, parfois orthographié Viktor.

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