Lettre de Nelly à Denise, Le Caire, ce 22 janvier 1937

   

Denyse chérie,

Le temps m’a toujours manqué pour répondre longuement à ta lettre si intéressante, j’ai du remords de t’avoir fait attendre, veuille me le pardonner, ma chérie.

J’ai reçu aussi ta carte avec le petit mot de Phil, j’ai été touchée des termes qu’il a choisis pour me souhaiter du bonheur !

Chérie ! J’ai admiré ta photo avec Simone, tu y es ravissante, ta coiffure si jolie, tout l’ensemble si parfait que je ne cesse de l’admirer. Mes frères et sœurs sont de mon avis et t’envoient leurs vœux en espérant te voir porter bien vite la coiffe de Simone. Elle est aussi très bien, mais ils trouvent que tu es mieux qu’elle, pour pouvoir porter les cheveux tirés, et être si jolie, il faut être toi, ma Denyse, et l’expression de tes yeux a conquis les cœurs. Je voudrais tant que ton tour vienne enfin, et que tu goûtes, avec Phil, ce bonheur que la vie n’accorde pas à tout le monde !

Tu demandes des nouvelles de mon procès. Du 2 Octobre, il fut remis au 13 Novembre, on tenta encore une réconciliation, peine perdue, et finalement, le 19 Décembre, on le condamnait à payer une pension alimentaire de 10£ par mois à l’enfant ; il paraît, d’après les membres du conseil de famille que je n’ai besoin de rien ! Il a interjeté l’appel, moi de même : l’affaire sera de nouveau examinée par un conseil supérieur.

La première chose à faire, ce sera, de nouveau, des pourparlers pour une conciliation ; j’espère qu’ils n’aboutiront à rien. Ce qui sera plutôt difficile à obtenir, c’est le divorce. Tous ces cas sont jugés par un tribunal religieux, les membres, âgés de 50 à 60 ans, ne peuvent admettre qu’il puisse exister des différends entre les époux, aussi luttent-ils de toute leur force pour éviter des séparations[1]. N’oublions pas que la présence de l’enfant complique un peu les choses, que son père peut le reprendre à l’âge de 9 ans. Les 3 cas dans lesquels le divorce est prononcé sont :

1)      Stérilité après 7 ans de mariage,

2)      Incompatibilité d’humeur,

3)      Flagrant délit !

Naturellement, une fois que le divorce est prononcé, je deviens libre. Mais je t’assure que je trouve bien difficile de refaire ma vie, il me faudra aimer très fort pour oublier tous ces vilains jours !

   Une affaire plus compliquée que pendant l'antiquité

Assez parlé de moi, maintenant. Magdi a 19 mois, il devient adorable, prononce des syllabes, fin ou commencement des mots, s’intéresse à tout, en un mot, est l’idole de la famille. Je l’aime tous les jours davantage.

J’ai reçu pour Noël, une carte de Nena[2], elle se trouve à Biarritz : je dois aussi lui répondre, elle a dû beaucoup souffrir de cet état de choses !

Merci pour ta description du voyage  et de la vie de Simone, j’espérais tant qu’elle passerait pas l’Egypte et me donnerait de tes nouvelles. Son absence doit causer un grand vide à la maison.

Si tu savais, Denyse, combien je pense à toi, et souhaite te voir enfin mariée ! Enfin, ma chérie, il faut patienter, un jour viendra, et la vie à deux sera si belle, que tu ne penseras plus au passé.

Ne pourrais-tu te permettre une petite fugue en Egypte ? Cela te ferait un bien immense ! J’ai très peu d’espoir de pouvoir voyager cette année, quoique je le désire de tout mon cœur, mais jamais, on ne me laisserait partir seule ; me faire accompagner double les frais ; c’est tout juste si je pourrais passer avec Bébé, un mois à la mer à quelques heures d’ici !

Sais-tu que je suis très dépendante ? Tu ne pourrais concevoir cela, mais maman s’inquiète toujours, si elle ne sait pas où je suis, et si je tarde un peu plus que le délai que j’ai fixé ! Je ne vois presque personne, m’occupe de Bébé, secondée par maman, mais il est surtout entre les mains d’une gouvernante hongroise, jeune femme qui a vécu 7 ans à Paris. Son mari était correspondant du « Gaulois » et sa mort l’a obligée à travailler pour pouvoir instruire ses 2 enfants de 10 et 12 ans. Elle est distinguée et adore Magdi[3]!

Si tu savais, Denyse, combien ta jolie ceinture en daim est admirée, je n’avais pu la porter l’hiver dernier, ayant beaucoup engraissé de taille, mais cette année, j’ai presque repris ma taille de jeune fille (je pèse 53 kg). Je dois en perdre un encore pour être à mon poids normal, mesurant 1m53. Je fais de la culture physique dans un institut suédois, 2 fois par semaine. Comme distractions, cinéma hebdomadaire, nous sommes privés de pièces de théâtre ; une troupe d’opérettes viennoises est de passage, puis ce sera English Comedy. J’ai vu le film de Marie Bell, « Les Demi-Vierges[4] » qui laisse à désirer comme morale !

Comme lectures : « La Porte Etroite » de Gide que j’ai beaucoup aimé ; si tu as des titres, ils seront acceptés avec reconnaissance !

Parle-moi un peu de ta vie, mets-moi au courant de tes occupations. Ton trousseau est-il en train ? Quand reverras-tu Phil ? Je crois que vous êtes unis par une très grande amitié, jointe à une compréhension réciproque de vos sentiments.

Ecris-moi vite, Denyse, j’attends impatiemment de tes nouvelles. Ma lettre, commencée la semaine dernière, n’a pu être finie ce jour-là. C’est pourquoi elle prend le prochain courrier. Que ne donnerais-je pour être à sa place, venir te retrouver, essayer de te consoler de l’absence de Phil, et écouler quelques jours tranquilles loin du Caire ! Il y règne une si drôle de mentalité, transition entre l’ancienne école et la nouvelle !

Je t’embrasse très tendrement, Denyse ! Dis à Simone, dans ta prochaine lettre, que je lui souhaite du bonheur, et une vie agréable. Celles qui n’ont pas eu de bonheur en connaissent doublement la valeur ! N’est-ce pas, Denyse ?

Encore des baisers de                                                                  Nelly

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[1] Bien qu’un nouveau code civil ait été promulgué en 1949 et une nouvelle législation sur le statut personnel en 1979 en Egypte, il semble bien que cette réticence à prononcer des divorces ait perduré, comme en témoigne cet article paru en 2018 : « Un couple marié égyptien se sépare toutes les six minutes. Pour le Grand Cheikh d’al-Azhar (Grand imam de la mosquée Al-Azhar, considéré comme un des dirigeants de la religion sunnite en Égypte), le Grand Mufti (plus haute autorité religieuse sunnite du pays, et également considéré comme un des dirigeants de la religion sunnite en Égypte), le Ministère de la Solidarité Sociale et le Président al-Sissi lui-même, ce chiffre est trop élevé. Ce mois de septembre 2018 a donc vu le lancement d’un grand programme visant à réduire le taux de divorce dans le pays, en parallèle de conseils aux couples souhaitant se marier. » (in Observatoire Pharos, Pluralisme des Cultures et des Religions)

[2] Nena de Bernalès de Castro, amie de Denise à Paris à la fin des années 20. A épousé un diplomate en poste en Espagne pendant la guerre civile. Le couple s’est trouvé prisonnier de l’engrenage des événements et a pu s’échapper récemment en France, à Biarritz.

[3] Nous apprendrons un peu plus tard que cette gouvernante hongroise se nomme Mme Heller. 

[4] Philippe, dans sa lettre du 14 novembre 1936, évoque le roman  publié en 1894, de Marcel Prévost. Le film français qui s’en inspire est sorti en 1936, réalisé par Pierre Caron.