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De si longues Fiançailles
8 mars 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mercredi 17 février 1937

Phil,

J’ai bien ri de ce que tu me racontes[1] pour que je sois moins triste : que dans le même jour, vous avez failli être défoncés par l’Île-de-France, et que vous avez presque sauté. Sais-tu que c’est joliment réconfortant pour moi ? Enfin, heureusement, que vous avez seulement failli !

D’ici, je ne te parlerai pas, parce que c’est toujours la même chose.

visite dr Tailhefer

Calepin de Julie: Visite au docteur Tailhefer[2] (taxi 14€, visite 59€)

Au milieu de tous ces gens malades, je me figure l’être moi aussi. Je me suis déjà découvert un indice ! (Je ne peux pas te dire lequel par lettre[3]). Je voudrais bien te voir. C’est terrible de n’avoir absolument personne à qui se confier. Et ça m’ennuie d’aller voir le médecin, parce que je serai obligée de lui faire des confidences, et après, si ce n’est rien du tout (ce qui est probable), je regretterai de les avoir faites.

Je pense que tu dois te demander ce que c’est. Pas la même chose qu’à Royan[4] !

Si Tonio Kröger[5] t’a plu, je pourrai acheter « La Montagne Magique ».

Les 2 tomes de La Montagne Magique et la pipe de Philippe   La Montagne Magique Titre

 Les 2 tomes de La Montagne Magique, avec la pipe en écume de Philippe

On dit que c’est le meilleur livre de Thomas Mann. Il n’est pas du tout juif, contrairement à la rumeur, et si tu allais en Allemagne, ou même en Alsace, tu saurais que ce que les gens considèrent ici comme des noms juifs, sont des noms aryens, par exemple : Lehmann, Weiss, Kayser, etc.

Pour en revenir à Thomas Mann, il descend d’une très ancienne famille allemande de la Baltique, mais sa mère était italienne. C’est du reste l’histoire de Tonio Kröger. Il ne s’est jamais occupé spécialement de politique, c’est un romancier (c’est son frère Heinrich[6] qui écrivait des livres à thèse) et il était considéré comme le plus grand romancier allemand de son vivant. Ça n’a pas empêché Hitler de le forcer à quitter l’Allemagne, de le « déchoir de la nationalité allemande et de lui confisquer tous ses biens. Comme il est citoyen hollandais maintenant, j’espère pour lui qu’il s’en fiche.

Heinrich & Thomas Mann vers 1900 Heinrich et Thomas Mann vers 1900

Comme quoi le commandant Bonnot exagère quelque peu quand il prétend que Hitler a chassé d’Allemagne seulement « la racaille juive » ».

Il me semble que le début de Tonio Kröger, qui se passe dans la petite ville balte[7], est assez joli. Il faudra que  je le relise, je l’avais lu rapidement, et depuis quelque temps, je suis incapable d’apprécier une autre prose que celle de « Paris-Soir[8] », … ou presque, tellement je suis abrutie.

Paris-Soir du 17 février 1937 Paris-Soir (17-02-1937), journal de la famille Proutaux

Quand j’aurai fini de t’écrire, j’irai à la culture physique. J’y vais régulièrement une ou deux fois par semaine, et aussi à la piscine. Si tu y avais été, vendredi dernier, tu aurais été content de moi. J’ai nagé pendant une heure presque sans arrêt : sur le dos, en brasse, en crawl, sous l’eau. La seule chose que je n’ai pas eu le courage de faire, c’est plonger ! Je fais aussi à peu près un quart d’heure de culture physique tous les jours. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est mieux que rien. Je ne serai pas en trop mauvaise forme pour faire du ski !

Il y a de la neige en Alsace ! 30 à 45 cm dans l’endroit où je voudrais aller : Markstein[9] et Grand Ballon.

Village de Markstein 

Mais j’ai bien peur qu’il n’y en ait plus d’ici un mois. Alors, on ira peut-être à Val-d’Isère, en Savoie, tout près de la frontière italienne. C’est un village très gentil, avec une jolie petite église. Je suis sûre que ça te plaira également. C’est à 1.800 mètres. Le seul ennui, le voyage, qui est assez long. Parce que je crois que le train ne va pas plus loin que Bourg-St Maurice ; de là, on prend l’autocar jusqu’à Tignes, et ensuite on va à Val-d’Isère en traîneau ! Mais ce n’est pas aussi sauvage malheureusement, qu’on pourrait le croire : ils ont installé, depuis deux ans, un thé dansant, et il y a une école de ski dirigé par un professeur autrichien[10].

C’est un Français qui a gagné les épreuves de vitesse de descente aux Championnats du Monde de Chamonix. C’est très bien. Naturellement, c’est un garçon de là-bas, il est Mégevan[11].

Paris-Soir du 17 février 1937 Emile Allais  Emile AllaisE. Allais

Je ne peux pas te raconter grand-chose de moi. Je vis assez tristement dans mon petit coin, je pense à toi, je fais sagement mes devoirs d’espagnol et d’anglais. Les seules choses que je n’ai pas le courage de faire, c’est me coucher tôt, me lever tôt, et recommencer à écrire des articles. La 3ème chose est la conséquence des deux autres, car je n’ai plus assez de temps. Tu ferais bien de me donner du courage dans tes lettres, car il faut absolument que je gagne un peu d’argent.

Hier, je suis allée au Tribunal pour Enfants, et j’ai appris que ma pupille franco-arabe (celle qui était introuvable) a été arrêtée pour prostitution ! Elle passe lundi, alors j’irai. J’ai demandé qu’on ne la fasse passer que lorsque je serai là.

J’avais beaucoup de choses à te dire, Phil, quand tu es venu, et je ne t’ai rien dit du tout. J’espère qu’on aura plus de temps dans un mois. Je n’ai pas encore écrit à ma tante, pour Royan ; ça m’embête tellement de lui demander un service[12].

À propos de cela, figure-toi qu’il m’est arrivé une chose assez drôle. L’autre jour, en cherchant des papiers dans ma table de chambre, je trouve un portefeuille. Je l’ouvre innocemment, et qu’est-ce que je vois ? La lettre que tu m’avais envoyée il y a plus de six ans, et que maman avait chipée ! Et en même temps, je tombe sur une lettre de ma tante[13], me concernant, écrite il y a peut-être quatre ou cinq ans. Je t’assure que la lettre de ma tante valait la peine d’être lue, elle m’a à la fois amusée et dégoûtée, et si tu l’avais lue toi aussi, tu comprendrais pourquoi tous ces gens m’horripilent.

Le portefeuille avait été glissé dans ma table de nuit par maman quand elle avait occupé ma chambre[14]. Je lui ai rendu le lendemain, sans lui dire un mot. Elle a été assez estomaquée et gênée. Mais si tu crois qu’elle m’a rendu ta lettre… Peut-être s’est-elle imaginée que je n’avais rien vu.

Phil, quand je pense qu’un mois nous sépare encore, c’est à la fois beaucoup et peu. Mais le temps passera si vite une fois que nous serons ensemble. Nous serons à nouveau séparés avant d’avoir eu le loisir d’être heureux. Et ce sera pour si longtemps !

P.S. : je n’ai rien reçu du jeune Hindou, j’ignore si mes lettres lui sont parvenues. Je lui en avais envoyé deux à des adresses différentes. Dis-moi où je dois t’écrire : Cardiff ou Barry Docks ?

En relisant les articles sur le mariage de la sœur de Marjorie[15], je me suis aperçue qu’il avait du se dérouler près de Port Talbot. Si tu trouves des revues de cinéma américaines, envoie-les moi. Si tu n’en trouves pas, envoie-moi des anglaises.

Harry Crocker 1893-1958  Elizabeth Jenns en 1936



[1] Voir lettre du 15 février de Philippe

[2]Cette visite au docteur Tailhefer concerne Lucien, le père de Denise.  Je pense qu’il s’agit du docteur André Tailhefer (1896-1963), cancérologue, chirurgien de la Fondation Curie, spécialiste des traumatismes dus aux accidents. Il a pour particularité d’avoir été le médecin de Louis-Ferdinand Céline à Meudon. Céline avait son cabinet médical à Clichy et on peut supposer que c’est ainsi que Lucien  fut amené à le contacter pour son mal d’origine accidentelle (blessure de guerre par balle). Voir la lettre du 13 février, où il est question de radium et d’Institut Pasteur.

[3] Mystère, nous n’en saurons pas plus.

[4] À Royan, c’était un retard de règles.

[5] Au sujet de Tonio Kröger, voir les lettres du 7 janvier et du 12 février.

[6] Heinrich Mann (1871-1950) est le frère aîné de Thomas. Comme lui, il fut expulsé d’Allemagne en 1933. En exil, en France puis aux U.S.A ., il a écrit de nombreuses œuvres, notamment des textes antifascistes.

[7] Petite ville balte  supposée être Lübeck, bien qu’elle ne soit pas nommément citée par l’auteur.

[8] Fondé en 1923, repris en 1930 par Jean Prouvost, Paris Soir rencontra un immense succès populaire qui en fit le principal journal d'information, supplantant les "quatre grands" quotidiens nationaux. Prouvost sut en faire un journal "à l'américaine", dynamique, mêlant faits divers, sport et politique, dont le contenu fut organisé autour de la photographie. Vichyste en juillet1940, le journal disparait à la Libération, en 1944.

[9] En réalité, Philippe et Denise trouveront une pension à Strosswihr, à 25 km de Markstein (avril 1937)

[10] Les Autrichiens ont dominé le domaine du ski au début du 20ème siècle en Europe, mais l’Ecole du Ski Français a rapidement changé la donne, évinçant les Autrichiens de la formation. Pendant l’hiver 1932-1933, deux Autrichiens enseignent à Val-d’Isère le ski aux rares touristes. Quant au professeur autrichien, dont je n’ai pas retrouvé le nom, il fut remplacé, dès 1938 par Charles Diebold, un industriel alsacien qui avait créé en 1925 l’Ecole Vosgienne de Ski.

[11] Il s’agit d’Émile Allais (né en 1912 à Megève, mort en 2012 à Sallanches , et inhumé à Megève) :   skieur alpin français de renom et Gloire du sport. Premier médaillé français en ski alpin, il réalise un triplé au championnat du monde en 1937 à Chamonix.

[12] La tante Marie Broussard de Baignes, qui possède la villa de Royan.

[13] Cette fois-ci, c’est de l’autre tante qu’il s’agit, Jeanne Proutaux, mariée à Maurice et qui habitent Clichy. Elle était toujours fourrée chez sa sœur Julie, car elle s’ennuyait, n’ayant pas eu d’enfant.

[14] Voir lettre du 3 février.

[15] Marjorie Jenns, amie de la fin des années 20, que Denise a revue à Royan l’été 36. Je présente en détail Marjorie Jenns à la suite d'une lettre qu'elle a écrite le 11 novembre 1934, ainsi que sa soeur Elizabeth Jenns, dont la carrière d'actrice de cinéma s'est achevée avec son mariage. Son époux était Harry Crocker (1893-1958), acteur de cinéma puis journaliste; elle ne resta mariée que deux ans, car elle accusa Harry d'être violent.

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