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De si longues Fiançailles
10 mars 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, vendredi 26 février 1937

Je ne comprends rien à ce qui arrive avec le courrier. Je t’ai écrit une seconde fois à Rouen. Ensuite, j’attendais une lettre de toi me disant où tu irais après Rouen, parce que je ne le savais pas. Où voulais-tu que je t’écrive ? J’ai trouvé ta lettre hier soir à minuit, par le plus grand des hasards, sur un coin de console. Je ne sais pas qui l’avait mise là, ni quand elle était arrivée. Je t’en prie, écris-moi, même si tu ne reçois rien de moi, parce que sûrement, tu as un peu de temps, tandis que moi, je ne sais jamais quand je peux écrire en ce moment. Ainsi, maintenant, j’ai du manquer mon cours d’anglais pour trouver le temps.

Je ne sais pas si tu sais que Papa est à la clinique[1]depuis mardi. Alors je vais le voir tous les jours naturellement et tout est sens dessus dessous à la maison, puisque personne n’y est. On lui a fait une prise de sang avant-hier, peut-être saura-t-on le résultat tout à l’heure, mais il n’est certainement pas opérable (Le chirurgien a dit : « Je ne suis pas un assassin ! ») Il faudrait lui désarticuler la jambe et recouvrir l’ouverture avec des chairs des hanches dont on ne sait pas si elles-mêmes ne sont pas déjà pourries ! (c’est horrible) De toute façon, il ne pourrait plus marcher. Mais il paraît qu’il souffrirait moins (s’il ne meurt pas pendant l’opération). Tandis que si l’on ne l’opère pas, ses souffrances vont augmenter de plus en plus et bientôt ce sera atroce. Et comme le cœur et les poumons ne sont pas pris, il peut traîner encore longtemps. Tu sais, c’est cancéreux (Maman ne le sait pas) Alors, il n’y a rien à faire.

1936-38 Carte d'invalidité   Calepin Julie clinique Tailhefer

 Sur le calepin de Julie, on note l'entrée de Lucien à la clinique du docteur André Tailhefer et les trajets quotidiens de Denise

Il ne se rend pas compte de son état (heureusement dans un sens) et souffre plutôt moins depuis qu’il est à la clinique. Il ne veut pas qu’on en informe Simone, de crainte qu’elle revienne par avion.

Enfin… ! Je me demande si je pourrai partir au moment de Pâques. Peut-être, si on ne l’opère pas. Si je ne peux pas te voir et rester avec toi, je serai vraiment désespérée. Je veux encore y croire, je ferai tout mon possible pour pouvoir partir, mais malheureusement, ça ne dépend plus de moi.

Je suis contente que tu aies reçu le paquet d’Amrita. Tu seras gentil de me l’envoyer, j’ai hâte de voir ce que c’est.

J’ai ma tante[2] à côté de moi qui ne fait que me répéter que je ne pourrai pas partir, etc. Ça fait trois semaines qu’elle m’a entreprise sur ce sujet. Elle n’est heureuse que dans les catastrophes et depuis que papa est perdu, elle va beaucoup mieux… Je t’assure que si je ne deviens pas complètement folle, c’est que ma tête est solide.

Ne sois pas trop triste, Phil. Je ferai tout mon possible pour partir avec toi. Je le désire encore plus que toi, tu sais. Nous irons à Val d’Isère, en Savoie. C’est un tout petit village, en ce moment, il y a trois mètres de neige et des avalanches ; Pierre Cot et un autre ministre qui s’y trouvaient par hasard, n’ont plus pu en sortir. Si seulement la même chose pouvait nous arriver !

1937 02 26 Paris-Soir     1937 02 26 article Paris-Soir

Excuse ma lettre décousue, je suis vraiment abrutie par tout ce qui arrive.



[1] Il s’agit de la clinique du docteur André Tailhefer, qui a été présenté dans la publication du 17 février

[2] Jeanne Furet, épouse Proutaux, sœur aînée de Julie.

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