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De si longues Fiançailles
4 avril 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, dimanche 11 avril 1937

Est-ce que tu as été chez le dentiste et le médecin, comme tu me l’avais promis ? Je serai très fâchée si tu ne l’as pas fait. J’y pense tout à coup et j’ai peur que ma lettre arrive trop tard pour que tu aies encore le temps d’y aller. Je t’en prie, va voir le médecin. Ça m’ennuie que tu attrapes des bronchites tout le temps et que ta poitrine fasse du bruit[1]. Et à force de vivre au milieu de gens malades, ça me donne des cauchemars.

Tu sais que ma tante a été opérée à nouveau. Le résultat de l’analyse n’avait pas été bon, et cette fois, on lui a enlevé un sein. L’opération s’est bien passée et cet après-midi, elle n’était pas mal.

J’ai du aider à soulever mon père aujourd’hui, j’ai vu son corps, il est d’une maigreur squelettique. Avec son moignon entouré de linges souillés, c’était impressionnant. Il a une escarre assez profonde dans le bas des reins qui le fait beaucoup souffrir. Avec cela, son moral est sûrement mauvais, il commence à réaliser à quel point il est mutilé. Il paraît que ce sera terrible quand il « se » verra sur une chaise longue. Malgré tout, il s’n sortira maintenant, c’est presque sûr. Il n’a plus de fièvre, son escarre est en bonne voie et l’appétit revient lentement.

Mais je suis épouvantée quand je songe à ce que sera sa vie. Parce que, naturellement, il ne pourra rien faire seul, il faudra toujours quelqu’un pour l’aider. Et je me demande : Est-ce que c’est la peine de vivre dans ces conditions-là ? C’est affreux, une telle déchéance physique.

Et dire qu’il y a des gens qui appellent de tous leurs vœux une invasion allemande pour nous sauver du communisme… (j’ai entendu ça il y a trois jours).

anti bolchevisme  Hitler

 Propagande anti-bolchevique et favorable à l'Allemagne

Phil, je me demande comment j’aurai le courage de rester un an encore dans cette atmosphère de clinique (même s’il quitte la clinique dans deux mois, ce sera pareil). C’est terrible à la fin. Depuis cinq mois que ça dure, je n’en puis plus. Simone a bien de la chance ! Malgré les tornades et la chaleur, il ne se passe de jours où je ne l’envie. Parce qu’en plus de cela, comme on lui cache soigneusement les détails qui pourraient troubler sa tranquillité, elle ne se doutera jamais de ce qui se passe ici.

simone cavalière  Simone à cheval dans la savane africaine

Moi, personne ne s’est jamais occupé beaucoup de ma tranquillité, ni de ma sensibilité. Tout le bien que m’avait fait mon séjour en Alsace, c’est déjà parti, tu sais. Je recommence à avoir mal au cœur, comme avant, et à avoir les nerfs détraqués. Si encore, je pouvais travailler, écrire un peu. Mais comment veux-tu que je fasse ? Je suis là-bas tous les jours.

Peut-être suis-je injuste, mais vraiment, je n’en peux plus. Je vois de la pourriture partout, il me semble que je suis malade, quand je sortirai de là, je serai vieille, vieille, j’aurai au moins cent ans –et plus le courage pour rien faire.

Sûrement je te fais de la peine, mais tu m’as reproché un jour de te cacher mes pensées. Alors, je te les dis. Elles sont gaies, n’est-ce pas ?

Si seulement je pouvais te voir, et partir avec toi, Phil. La vie est trop triste, à la fin, j’en ai assez. Il me semble que j’ai rêvé Stosswihr. Est-ce que les gens comme Berry[2], ça existe réellement ?

Ça m’ennuie de t’envoyer cette lettre, parce qu’elle te rendra triste. Vois-tu, c’est cette atmosphère de clinique qui me rend malade. Elle m’étouffe physiquement et moralement. Si encore ma présence apportait un réconfort quelconque à mon père, mais de cela, je ne suis même pas sûre du tout[3]. Il semble se désintéresser de tout en ce moment.

Je voudrais tellement que nous soyons mariés et que nous vivions pour nous deux –uniquement. C’est très égoïste, mais, après tout, nous avons bien le droit de l’être, nous avons assez attendu pour cela.

Ecris-moi avant ton départ de Royan, et dès que tu le pourras, à ton arrivée à Brest. Quand je reçois une lettre de toi, j’ai l’illusion que tu es là, pendant quelques instants. Je vais te quitter maintenant, j’ai repris mes mauvaises habitudes, il est plus d’une heure du matin. Et pourtant, tu sais, j’étais pleine de courage en rentrant à Paris, mais vraiment, le contact avec la réalité est trop pénible.

Et je n’ai personne, personne en dehors de toi qui n’es pas là. Si seulement Indu et Amri[4] étaient à Paris, je n’aurais pas cette terrible impression d’être isolée. Elles étaient mes sœurs bien plus que Simone, avec qui je n’ai jamais eu aucune intimité.

Je te quitte, décidément, il est trop tard. J’ai le cœur gros, mais ce n’est pas un chagrin de petite fille, je suis trop lasse et trop découragée pour cela.

P.S. : Pour finir sur une note moins lugubre, tu as fait définitivement la conquête de mon oncle et de ma tante[5]. Mon oncle l’a confirmé dans une scène aussi attendrissante que celle de la gare de Lyon –et ma tante a annoncé à toute la clinique que c’était toi qui lui avais envoyé une corbeille de fleurs (ceci, avant sa seconde opération, car aujourd’hui, elle ne parlait guère. On lui avait fait une piqûre de chloroforme…)



[1] Philippe évoque le 18 avril sa poitrine qui  a fait du bruit mais qui va mieux. Dans la famille Dyvorne, on craignait les maux de poitrine, car la grand-mère Adine était faible de ce côté, Lucie en souffrait également et son frère Maurice est mort de la tuberculose à 36 ans.

[2] Albert Zinglé, le jeune homme rencontré en Alsace pendant leur séjour fin mars.

[3] Lucien est très affecté de se voir mourir loin de sa fille Simone.

[4] Indira et Amrita Sher-Gil ont regagné l’Inde.

[5] Maurice et Jeanne Proutaux

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