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De si longues Fiançailles
7 avril 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 20 avril 1937

J’ai reçu ta lettre seulement hier matin. Je commençais à trouver le temps long, puisque je ne pouvais pas t’écrire. Je voudrais bien te voir en marin, en train de déambuler dans les rues de Toulon ! Rien qu’à cette idée, j’ai envie de rire. Est-ce que c’est vraiment aussi joli qu’on le dit, ce pays ? Le dimanche, tu pourras aller sûrement dans les petites calanques qui sont à côté, Bandol, Sanary.

Est-ce que tu as envoyé les photos à Berry ? Je t’en envoie une de toi pour lui, si tu ne t’en sers pas, redonne-la moi. Tu sais, si les Zinglé[1] étaient nés à Toulon, au lieu d’être nés en Alsace, ils seraient certainement différents et te plairaient beaucoup moins. Chaque pays a, je pense, les habitants qu’il doit avoir, et les Alsaciens sont en harmonie avec leurs sapins et leurs montagnes. Quant aux Provençaux, s’ils sont antipathiques et que leur pays est joli, ça doit être facile de les oublier. C’est toujours ce que je fais quand je suis dans un milieu embêtant, ce qui arrive assez souvent (Et je n’ai même pas la compensation du paysage !).

Ce Carus[2] dont tu parles, c’est le grand type qui était à Royan l’an dernier et qui courtisait la belle Solange ? Combien êtes-vous ? Est-ce qu’il y en a qu’on a refusé pour raisons de santé ? Est-ce qu’ils viennent tous de la marine marchande ?

J’ai été triste l’autre jour, à la pensée que tu étais si près de moi et que je ne t’avais pas vu[3]. Quand nous reverrons-nous maintenant ? Je ne compte plus sur la Pentecôte, Toulon est bien plus loin que Brest. Est-ce sûr que tu vas à Hourtin[4] ensuite ? Comme je voudrais que cette année soit déjà passée.

La santé de Papa s’améliore très doucement. Il a beaucoup plus de force et commence à manger davantage. Ses plaies sont en très bonne voie, le bras est presque fini[5] et Arnaud[6] disait hier que pour sa jambe, ce serait terminé dans trois semaines ou un mois (mais Arnaud est de Toulon, il ne voit jamais le juste milieu. Avec lui, c’est toujours merveilleux ou catastrophique). Tout de même, les plaies sont en bonne voie. La seule chose très embêtante maintenant, c’est l’escarre. Elle est très profonde et large comme le poing, paraît-il. Jusqu’à ces derniers jours, on en sortait des pleines cuvettes de pus. Ça avait l’air d’aller un peu mieux mais avant-hier, le chirurgien[7] a mis dedans un acide pour hâter la guérison, mais c’était trop tôt et ça l’a brûlé atrocement. Ils se demandaient s’ils ne seraient pas obligés de faire un curetage ! Et puis, c’est un empoisonnement pour lui, ça l’oblige à rester couché sur le côté, au lieu qu’on pourrait déjà l’asseoir. Et comme les forces lui reviennent, il se rend bien mieux compte, il est très nerveux, il dit qu’il en a assez, qu’il voudrait se lever ! (Je crois qu’il s’imagine pouvoir recommencer à travailler…) Enfin, certains jours, c’est très pénible pour maman qu’il ne laisse jamais en repos.

Comme réconfort, il y a tante Jeanne dans la chambre voisine ! Elle va aussi bien que possible mais ne veut rien entendre pour quitter la clinique[8] avant jeudi. Tu penses, une aussi belle occasion, elle en profite jusqu’au bout ! Sa plaie est cicatrisée depuis au moins cinq ou six jours, on ne lui fait plus de pansements, mais elle est vraiment à moitié folle. Les premiers jours, elle prenait sa température depuis le matin jusqu’au soir, les infirmières disaient que le peu de fièvre qu’elle avait était du à son excitation. Hier, elle racontait que son bras gauche allait s’ankyloser, et, comme elle était un peu enrouée, elle regardait constamment sa gorge dans une glace en prétendant qu’elle avait quelque chose aux amygdales ! Je t’assure, vivre perpétuellement avec des gens comme cela doit vous rendre à peu près dingo. Quand elle avait fini avec ses maladies, elle commençait avec les histoires d’argent : qu’elle ne savait pas comment mon oncle[9] s’en tirerait –sil allait mourir ! –que nous étions un véritable boulet pour lui (jusqu’à présent, il a prêté 3.000 francs à maman, et il en a gagné 60.000 cette année[10]…)  Pour comble de bonheur, ils ont pris la pauvre et innocente Mme Rosé[11] en grippe, Dieu sait pourquoi, et maintenant, chaque fois qu’elle vient voir papa, ils font des tas de réflexions aigres-douces sur elle. Tu vois comme c’est agréable ! Elle qui est gentille comme tout avec Simone et ne sait quoi faire pour lui être agréable…

En plus de cela, Simone ayant raconté innocemment, et d’une manière assez amusante, que, s’étant attardée un soir à Ouidah en compagnie du ménage de l’autre adjoint et du jeune administrateur de Grand-Popo[12], ils avaient rencontré sur le chemin du retour un fantôme armé d’une lanterne qui faisait de grands gestes devant un camion. C’était Lucien qui, affolé et suivi de son prisonnier, les cherchait dans tous les fossés ! Connaissant le caractère excité de Lucien, c’était plutôt rigolo d’imaginer la scène. Mais mon oncle et ma tante ont été grandement choqués de l’histoire et comme Mme Rosé disait que Lucien était ridicule de s’inquiéter pour rien, je crois qu’ils se sont disputés.

C’était une très bonne leçon pour moi. Je parlerai uniquement de la température sur mes lettres. Il est vrai que Simone est assez loin pour se moquer des réactions causées par les siennes.

Phil, j’ai bien réfléchi, je t’assure qu’il sera plus sage de limiter les relations entre ta famille et la mienne au strict minimum. S’il en était autrement, c’est nous qui en pâtirions. Je t’assure, nous aurons assez d’embêtements sans cela –avec la question de religion[13] par exemple. S’il n’y avait que Papa et Maman, ça pourrait aller assez bien. Mais malheureusement, il y a les autres –que tu t’imagines connaître parce qu’ils te trouvent sympathique pour l’instant, mais ça ne veut rien dire. Il y a ma tante de Baignes (Maris Broussard) –celle-là, c’est le bouquet- il ya les 999 cousins et cousines prêts à nous sauter dessus si tu manifestes la moindre bonne volonté, et à ne plus nous lâcher ensuite. Je les ai subis et je les subis encore parce que je ne pouvais faire autrement, mais une fois mariée, ce sera fini, tu sais. J’aurai des relations correctes avec mes oncle et tantes, c'est-à-dire que je leur écrirai de temps en temps et que je les verrai le moins souvent possible, quant aux autres, j’espère bien ne plus jamais en entendre parler. Si seulement on pouvait quitter la France[14] ! J’ai un tel mauvais souvenir des dernières années passées ici, que je suis découragée à l’idée qu’il me faudra vivre peut-être dans une ville de province, ce qui pour moi est pire que tout.

Ce qui me gêne le plus pour l’instant, c’est notre situation financière. Heureusement, l’histoire de la pension a l’air de s’annoncer pas trop mal, si c’est réglé dans quatre mois, ce sera toujours cela. Mais pour l’instant, papa dépense 3 à 4.000 francs par mois et le chirurgien n’est pas réglé[15].

1933-38 Carte du Combattant    1937 carte de mutilé de guerre

 Lucien obtient une pension d'ancien combattant en 1937

Je veux bien essayer d’écrire, mais ce n’est vraiment pas commode en allant à Courbevoie presque tous les jours. Enfin, je vais tâcher d’y parvenir tout de même, sinon, dans deux ou trois mois, je n’aurai plus que mon manteau de fourrure pour me vêtir !

Je t’ennuie sûrement avec toutes ces histoires. Mais chaque jour apporte une nouvelle complication. Je pense que tant que je resterai dans ma famille, j’aurai la poisse, c’est à croire qu’il y a une malédiction sur elle (Pourvu que je ne te l’apporte pas !).

Changeons de conversation. J’ai bien ri l’autre jour. Figure-toi qu’Amri m’écrit : « Indu contemple ( !?[16]) d’accorder sa main à un colonel du service médical hindou d’âge moyen mais bien conservé[17] ».

Ah, ah, ah !

En plus de cela, elle teint ses cheveux en roux en ce moment.Ça m’a mise en joie pour toute une journée. Et comme les occasions d’être gaie sont assez rares pour moi, je relis la lettre de temps en temps. Mais l’effet s’atténue déjà…

J’espère que tu vas m’écrire souvent ; au moins deux fois par semaine. Dis-moi ce que tu fais. Même si ce n’est pas rigolo, ça me le semblera par comparaison. Dans un an maintenant, nous serons mariés, dis[18] ?

P.S. : malgré tous mes embêtements, les gens me félicitent sur ma bonne mine. C’est sûrement un reste de Stosswihr. Mais mon hâle est presque tout parti.

1937 03 Stosswihr Denise Philippe Denise au centre, Philippe à droite, Stosswihr, mars 1937

Je n’ai pas le courage de me relire, ça fait trois heures que je t’écris !



[1] La famille Zinglé a hébergé Philippe et Denise durant leur séjour en Alsace en mars. Leur fils Albert est surnommé Berry.

[2] Carus est cité pour la première fois, par Philippe, dans sa lettre du 18 avril. Il sera présenté ultérieurement.

[3] Voir la lettre de Philippe du 14 avril.

[4] Le Centre de formation de la marine d’Hourtin (CFM) était une immense base militaire située au pied du lac du même nom. Cette ex-base d’hydravions avait été construite entre 1925 et 1939 et conservée après-guerre. Philippe n’y sera pas affecté, malgré l’espoir que lui avait laissé entrevoir le commandant Bonnot.

[5] Après la jambe, c’est le bras qu’on a coupé à Lucien Proutaux, en raison de la gangrène qui progressait.

[6] Le docteur André Arnaud

[7] Le docteur André Tailhefer, dont nous avons parlé à plusieurs reprises.

[8] Rappel : Lucien et Jeanne occupent deux chambres à la Clinique de la Montagne à Courbevoie, établissement récemment médicalisé en 1935 (voir lettre du 10 mars).

[9] Le problème de ce couple envahissant, c’est que Maurice est le frère aîné de Lucien et Jeanne la sœur aînée de Julie. De plus, c’est un couple sans enfants.

[10] Le salaire de comptable de Lucien chez Dormeuil Frères n’était pas très élevé et la maladie a nécessité d’emprunter pour payer les soins et les opérations ; une dette de 3.000 francs équivaudrait aujourd’hui à 176.000 €. Les revenus annuels de Maurice,  estimés par Denise, me paraissent toutefois surestimés.

[11] Mme Rosé est la belle-mère de Simone, la sœur de Denise.

[12] Grand-Popo, territoire côtier de l’est du Dahomey, frontalier du Togo.

[13] La famille Proutaux est catholique, la famille Dyvorne, protestante.,

[14] Ce souhait de Denise sera exaucé bien au-delà de ses espérances, puisqu’elle quittera la France fin 1941 pour ne revoir sa famille, brièvement,  qu’en 1954, afin de me présenter. Elle ne rentrera définitivement en France qu’en 1973 et je n’ai jamais connu cette ribambelle de cousins (999… !) dont elle se plaint.

[15] On se rend compte, par ce témoignage, des avancées en matière de soins et de sécurité sociale en France, d’autant plus que les problèmes de santé de Lucien sont des séquelles de la guerre, et auraient dus être totalement pris en charge par l’Etat dès le début.

[16] Je pense qu’Amrita, qui n’utilise plus du tout la langue française depuis qu’elle est aux Indes, a voulu dire « consent »

[17] Ce prétendant, homme « d’âge moyen mais bien conservé » est un colonel qu’Indira va éconduire, pour épouser le 2 octobre 1937  Kalyan Sundaram, de 10 ans son aîné, fonctionnaire civil.

[18] … pas faux…

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