Lettre de Philippe à Denise, Condorcet, 27 avril 1937
Cette fois-ci, je pense que c’est fini et que ma vie est définitivement organisée –ne m’en veux pas encore pour cette fois, de mon silence- je t’assure que je n’y pouvais rien.
Après une semaine passée au Dépôt, nous avons pris possession d’une batterie du Condorcet hier matin. Au Dépôt, la vie se composait : les repas –une des choses les plus importantes- le sommeil et l’attente. C’est cette dernière situation qui m’a le plus frappé : depuis le réveil à 5h½ jusqu’au couvre-feu à 9h, nous attendions… nous ne faisions rien ou presque mais sans avoir pourtant une minute de libre. Après nous avoir habillés, on nous a appris un tas de choses très belles, se mettre au garde-à-vous en faisant claquer les talons, faire un demi-tour, en marche ou bien arrêté, saluer, …etc. Deux jours de suite, nous avons fait de l’aviron, mais comme il y en avait beaucoup de minables, ce n’était pas encore très intéressant. Dimanche, je suis sorti toute la journée –en marin- et je suis allé avec trois camarades dans un petit trou près d’Hyères. Je me suis baigné le matin et le soir et en costume de bain, je me sentais redevenu un civil –en dépit de la plaque d’identité bloquée à mon poignet gauche.
une petite plage près de Hyères
Hier, la journée s’est passée en installation et aujourd’hui, nous avons planché sur un examen ! Le lieutenant qui est venu nous donner les sujets ce matin nous a dit : « Il y a tellement longtemps que vous n’avez pas vu ces questions que vous n’en traiterez que quelques-unes. Mais ne vous tracassez pas, cet examen n’a aucune importance ! » Enfin, à partir de demain, on commence à travailler et ce soir déjà, de 7h à 9h, nous avons « étude ».
Je me sens revenu au temps du collège d’autant plus qu’hier, on nous a distribué des cours.
Le Condorcet est un vieux cuirassé[1] –il date de 1903 environ et est plutôt inconfortable.
Le cuirassé Condorcet pendant la guerre et dans les années 30
Nous sommes entassés -39 du pont, 21 de la machine- à 60 dans une batterie qui fait 2 mètres de haut, 16 mètres de long et 8 de large- et quand nous avons croché nos hamacs, nous sommes si près les uns des autres qu’ils se touchent tous. La nuit je rêve quand même très souvent, et parfois, mon voisin de hamac me dit le lendemain que je me suis plaint toute la nuit. Le Condorcet est en cale sèche depuis trois semaines mais demain ou après-demain, il doit sortir pour rejoindre son poste à 2 km de là ! C’est presque du long-cours.
Voici mon adresse :
Ph. Dyvorne, E.O.R[2]., « Condorcet » Toulon (Var)
J’espère maintenant une lettre de toi au plus vite. Je ne sais plus rien de ce qui se passe chez toi. Il y a presque huit jours que j’ai reçu ta dernière lettre. Depuis que je suis arrivé à Toulon, je n’ai jamais été seul, tu réalises ce que cela peut être pour moi. Enfin, maintenant que notre vie semble s’organiser, je pense que je pourrai parfois m’isoler –d’ailleurs, je sortirai seul de temps en temps.
Bientôt un matelot va venir souffler dans son clairon et il faudra se coucher. J’essaierai de m’isoler par la pensée.
La vie à bord d'un cuirassé
[1] Le CONDORCET est un cuirassé type Danton (1911 – 1942), construit aux Chantiers de Saint Nazaire, commencé le 26 décembre 1906, mis à flot le 20 avril 1909, terminé en 1911, et mis en service en avril 1911. Il fut retiré du servie le 27 novembre1942.
(Caractéristiques techniques: 18 350 t ; 19 760 tpc ; 18 400 cv ; 146,6 x 25,8 x 8,5 m ; 24 chaudières Niclausse ; 19 nds ; 910 h. Armement : IV de 305 + XII de 240 + 16 + 2 TLT)
Carrière :
05 août 1911 : affecté à la 1ère escadre, 1ère puis 2ème division
D’août 1914 à 1917 : Adriatique, Bizerte, Corfou
15 avril 1916 : 2ème escadre
01 juillet 1918 : 1ère escadre
15 mars 1920 : mis en réserve
22 septembre 1921 : division d’Orient
De 1927 à 1931 : école des torpilleurs et des électriciens
En 1931 : dépôt, ponton, caserne
A partir de 1934 : école aux Salins d’Hyères Il s’agit de la période au cours de laquelle Philippe effectua son service militaire sur cette unité.
En novembre 1942 : explosion à Toulon, utilisé comme caserne par les Allemands
En septembre 1944 : endommagé par des raids alliés, coulé en rade par les Allemands
En 1945 : renfloué par F. Serra après démolition des superstructures par la SMNM
Le 14 décembre 1945 : condamné
En décembre 1945 : coque vendue pour démolition.
[2] E.O.R. : Elève Officier de Réserve.