Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
De si longues Fiançailles
25 avril 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, 20 juin 1937

J’ai été contente, tu sais, de recevoir ta lettre et de voir que tu n’étais plus triste[1]. Et c’est drôle, j’avais eu à peu près les mêmes idées que toi. Du reste, tu as dû recevoir ma lettre presque en même temps que je recevais la tienne.

Quand passes-tu ton examen ? Parce que, tu comprends, j’aime mieux être prévenue si tu restes trois semaines sans m’écrire… Je me demande si tu restes à Toulon  jusqu’au 15 octobre. Parce que, probablement, vous ne devez plus faire grand-chose les derniers jours. Si l’examen dont tu parles est passé –alors, je pourrais peut-être venir passer une semaine auprès de toi. Est-ce que je ne te verrai pas du tout  avant le 15 octobre ? C’est long, presque quatre mois.

Je te pose toujours des tas de questions précises, tu n’y réponds jamais !

Est-ce que tes parents vont habiter Oléron ? J’aimerais mieux te voir à Oléron qu’à Royan. Je pense tout le temps aux moments où nous serons ensemble, à ceux-là, et à ceux plus lointains où nous ne nous quitterons plus. Si tu savais combien ta présence me manque !

Tu as de la chance tout de même, de pouvoir te promener dans un pays qui ne  doit pas être aussi mal que ça, après tout, et où, au moins, il y a du soleil. Ici, il fait un froid de canard depuis huit jours, après une chaleur étouffante.

Je fais de l’aviron une fois par semaine mais, à partir du 1er juillet, j’irai deux fois.

Je ne suis pas encore allée voir l’Exposition. Il parait qu’il y a des choses bien, mais j’attends que ce soit un peu plus avancé.

1937 Expo Internationale Paris

C’est drôle, je pensais que les parents de Carus[2] habitaient Royan. Qu’est-ce qu’il fait, lui ? Est-ce qu’il reste aussi dans la marine de guerre ? Est-ce qu’il y en a beaucoup qui ont l’intention d’y rester, ou bien es-tu le seul ?

Je croyais que tu restais trois ans enseigne de 2ème classe. Mais, d’après ta lettre, je comprends qu’il s’agit d’un an seulement. Alors, c’est beaucoup moins ennuyeux que je ne le craignais. Où peux-tu être envoyé quand tu seras aspirant –si tu ne peux pas faire l’aviation maritime ? Parce que j’espère que nous pourrons quand même nous voir un peu l’hiver prochain !

Encore dix mois !!!

Je t’envoie une revue contenant un article sur un homme de la vallée de Munster qui est théologien protestant, médecin, explorateur, philosophe, musicien et je ne sais quoi encore. J’ignorais, du reste, son existence[3].

1935 Le docteur Schweitzer et sa femme, Hélène Bresslau      1937 05 22 La revue Hebdomadaire

 Le docteur Albert Schweitzer et son épouse Hélène Bresslau en 1935                   La Revue Hebdomadaire du 22 mai 1937

Je t’envoie l’article seulement parce qu’il y est question de l’Alsace et un peu de la région de Munster. Mais tu seras bien gentil de me le retourner, parce que c’est une revue qu’on envoie à Simone.

1937 06 26 calepin Julie

 J’ai trouvé sur les quais un livre « Typee » par Hermann Melville. C’est un matelot américain qui s’est enfui d’une goélette faisant escale à Nuka-Hiva[4], en 1842, et qui a vécu pendant quelque temps une existence merveilleuse parmi les indigènes Typee (en français, on les appelle Taïpi). « Typee », c’est la traduction française que j’ai trouvée. Elle est d’ailleurs mauvaise. J’ai acheté le livre parce que je me suis souvenue qu’Alain Gerbault[5] en parlait avec enthousiasme. Et en effet, c’est très joli.

Hermann Melville Typee publié en 1846      Nuku Hiva l'île mystique photo P

 Typee d'Hermann Melville paru en 1846                              Une vue de l'île mystique de Nuku Hiva, photo P. Bracchet

Veux-tu que je te l’envoie, ou préfères-tu que nous le lisions ensemble ? Mais tu sais, nous aurons plein de livres à lire ensemble, parce que j’en ai acheté beaucoup que tu ne connais pas et je tâcherai d’en acheter d’autres.

Ecris-moi vite, Phil, ça me donnera du courage. Et à toi aussi, je suis sûre que ça t’en donne, quand tu reçois mes lettres, et que tu es plus content. Tu sais, je t’écrirai beaucoup plus souvent, si tu le voulais… Mais tu dois comprendre que ma dignité m’interdit d’écrire à tout bout de champ (ça s’écrit comme ça ?) à un garçon qui m’écrit trois lettres tous les ans !

Méchant…

Enfin, je t’embrasse quand même très fort. Il est une heure ¼, et comme je fais de la culture physique avant de me coucher, je ne serai pas endormie avant une heure !



[1] Triste en raison de l’éviction de Philippe à la carrière dans l’aviation pour raison de vue insuffisante.

[2] Georges Carus est présenté dans la lettre du 7 juin et son père le sera dans celle du 26.

[3] Vous aurez deviné qu’il s’agit du … docteur Albert Schweitzer (1875-1965), Prix Nobel de la Paix, créateur de l’hôpital de Lambaréné. Dans La Revue Hebdomadaire du 22 mai 1937, voici comment commence l’article de pages 15 pages, signé Frédéric Urmatt : « Carré: d'épaules, massif, il est le type de l'Alsacien. Des yeux à la fois vifs et doux : rien du rêveur, mais la volonté froide de l'homme d'action alliée à la clarté de l'esprit et à je ne sais quoi de candide, d'enfantin presque. La moustache énorme, les cheveux en broussaille font penser à Nietzsche. Les paysans le tutoient à Gunsbach le village de son enfance. Parfois, interrompant son travail, il fait un brin de causette. Assis sur les gros troncs au bord de la route,  il incarne cette terre d'Alsace dont il est un des enfants les plus grands… »

[4] Nuku Hiva, également dénommée Nuka Hiva ou île Marchand, est une île située dans l’archipel des Marquises en Polynésie française.

[5] Denise et Philippe font souvent référence à Alain Gerbault, qui est cité dans plusieurs lettres : 16 et 22 février 1932, 11 avril 1932, 8 octobre 1933 et surtout le 12 mai 1934.

Publicité
Publicité
Commentaires
De si longues Fiançailles
Publicité
Archives
Publicité