Lettre d’Amrita à Denise, Simla, 28 juin 1937

   

 les 5 pages de la lettre d'Amrita

Ma chère Denise

Je me hâte de vous répondre. Au sujet de la photo en couleurs, oui, je sais que c’est très cher, c’est à peu près le même prix aux Indes (un peu moins cher même). La raison pour laquelle j’avais voulu le faire faire est que je crois que ça sera un peu mieux fait (quoiqu’on fait des choses pas mal aux Indes non plus). Les frais, ce n’est pas moi qui les paierai. Il est question d’une publication sur ma peinture avec une dizaine de reproductions en couleur de mes tableaux et c’était pour cela que je m’étais informée. Je ne peux pas vous donner une réponse définitive en ce moment, il faut que j’écrive au type qui va éditer le livre, pour savoir s’il veut bien que ça soit fait à Paris. Ça dépend de lui !

Un jeune peintre français qui se nomme Paul Coze[1], m’a promis de s’occuper de cette chose. Il a beaucoup d’expérience avec les reproductions en couleur.

C’était très drôle. Il est venu aux Indes il y a trois mois, je pense et il est tombé malade. Il a été transporté de Patiala (le Maharadjah[2] l’avait invité, je crois) à Simla où il a passé trois mois dans un hôpital.

   

Une connaissance commune nous a invités pour le thé deux jours avant qu’il reparte pour Paris (parce que notre jeune homme voulait faire un reportage sur la beauté Hindoue et il pensait, le malheureux, que j’étais précisément la chose). En conclusion, nous nous sommes rencontrés. Il est venu chez nous le lendemain, faire des croquis et prendre des photos (les croquis étaient affreux, il fait des mauvais tableaux, mais ne lui dites pas ça !) Il m’a montré une reproduction en couleur d’un de ses tableaux, qui me paraissait très bien faite (non pas le tableau, mais la photo) et il m’a dit qu’il s’occupera de mon affaire si je voulais.

   

D’ailleurs, il veut faire votre connaissance (Il fait des reportages sur les cheveux féminins)

Une chose très drôle s’est passée : j’étais en train de lui montrer mes tableaux, quand, tout d’un coup, il s’écria : « Mais je connais ce tableau (indiquant le grand truc de vous et Indu en train de bouffer des cerises. « C’était exposé à la Nationale en 1933. Je l’avais remarqué parce que je trouvais que c’était la meilleure chose de Salon de cette année ! » Amusant, n’est-ce pas ?

Ensuite, il a ajouté qu’il avait beaucoup admiré la manière dont j’avais peint vos cheveux et il m’a prié de le mettre en rapport avec vous. Alors, voilà. Paul Coze, 31 rue Campagne-Première (XIV^eme) Danton 31-42. Probablement, il est déjà à Paris (Il est parti avant-hier et fera le trajet de Karachi à Paris en avion). Je lui ai donné votre adresse.

Tout ce que vous m’avez dit sur Marie-Louise[3] m’intéresse énormément. Merci. (Je ne crois pas pourtant qu’elle a changé !)

Indu a reçu votre lettre et les photos. (Simone est vraiment belle dans sa robe de mariage, ou plutôt sa coiffe, ça lui va à merveille). Et vous avez l’air de quelqu’un qui a passé sa vie à faire du ski[4]. Ça doit être bon.

Indu vous a écrit deux longues lettres depuis et vous a aussi envoyé des photos dans sa dernière lettre. En ce moment, la pauvre enfant est malade. Elle a la grippe et notre fameux colonel[5] est en train de la soigner. Il n’est pas excessivement mal, quoiqu’il porte des lunettes, mais il est vraiment bête et frivole, comme Indu vous l’a décrit. Elle est en train de développer une haine implacable pour le pauvre type qui ne s’en doute pas. (Elle a une faculté de haïr ou mépriser des gens sans qu’ils s’en doutent) Elle a une réputation ici de jeune fille très gentille, très comme il faut, et un peu timide. Tandis que moi, qui suis beaucoup moins dangereuse et, en plus, malléable au fond, j’ai une réputation de femme effroyable, une véritable tigresse et je me suis fait d’innombrables ennemis !

Envoyez-moi une photo de vous-même dans votre robe noire avec les bijoux du Tibet que je vous ai envoyés dernièrement. J’espère que vous n’avez rien eu à payer à la douane. Quoique j’avais mis une somme fictive (pour le cas où ils vous demandent de payer), vous ne devriez pas payer beaucoup.

En effet, la boîte sert à mettre des prières écrites. Que vous êtes érudite !

Nous avons reçu les livres, comme je vous l’avais écrit : « Noa-Noa », « La Montagne Magique », « Sapho », « Mesmer », etc[6], et la musique d’Indu. Merci.

Avez-vous reçu les deux brochures que je vous avais envoyées ? (Une pour vous et une pour Edith[7])

Quel salaud ce Roseman[8] !

Sur cette note de rage, je vous quitte.

Je vous embrasse affectueusement                                     Amri

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[1] Il sera longuement question de Paul Coze, qui est présenté dans la lettre de Denise du 22 juillet 1937. Voici un résumé succinct de son séjour aux Indes : Voyage aux INDES DE KIPLING 1937 -Le 25 mars 1937, Paul COZE prit l’avion pour les Indes Britanniques, où il fut rejoint par le jeune dompteur Florent LAURENT, pour capturer et amener vivants à Paris, deux tigres et une panthère (pour l’Exposition Universelle). Si la première partie de ce séjour chez le Maharajah de Patiala se déroula sans problèmes, la suite fit le désespoir de Paul COZE qui tomba brusquement malade de la fièvre Typhoïde et fut plongé dans un profond état de délire au Walker Hospital de Simla (du 30 avril au 1er juin 1937). Paul n’en sortit convalescent que pour être rapatrié en France le 29 juin, faute de place dans l’avion. Il écrivit 6 longs articles pour PARIS-SOIR en juillet 1937 :

 -           Articles 1 et 2. Un homme qui veut des tigres, en deux articles,

 -           Article 3. Arrivée à Patiala,

 -           Article 4. Dans la nuit, à trois mètres,

 -           Article 5. Les abeilles,

 -           Article 6. Mort pour Mort.   

 [2] Bhupinder Singh (1891 – 1938) a été maharadjah de l'État princier de Patiala, de 1900 à sa mort. Mesurant environ 2 mètres, il a entre 400 et 500 épouses. En août 1928, il passe commande à Louis Boucheron : séjournant à l'hôtel Ritz, il traverse la place Vendôme avec douze Sikhs portant six caisses de fer comptant de nombreuses pierres précieuses (rubis, perle, diamants et 1432 émeraudes de 7800 carats). Ce trésor estimé à deux milliards de francs conduit la maison de joaillerie à réaliser 148 joyaux, les plus importants étant destinés au prince et les plus modestes à ses épouses et à ses filles.

[3] Marie-Louise Chassany 1911-1939), artiste-peintre qui partagea l’atelier d’Amrita à Paris et à qui on attribua une liaison avec elle.

[4] Denise a envoyé des photos du mariage de Simone (29 octobre 1936) et du voyage en Alsace avec Philippe à la fin de mars 1937.

[5] Le colonel (Hindou) est un prétendant de 50 ans, veuf, qui fait une cour pressante à Indira dans l’espoir qu’elle accepte de l’épouser. Peine perdue, Indira n’en voudra pas.

[6] Noa-Noa (Gauguin) et La Montagne Magique (Thomas Mann) ont déjà été présentés dans la Correspondance. Sapho est d’Alphonse Daudet (1887). Quant à Mesmer, je ne sais pas s’il s’agit d’un ouvrage publié en 1863,  présentant le personnage de Franz Anton Mesmer (1734-1815), médecin badois, fondateur de la théorie du magnétisme animal, aussi connue sous le nom de mesmérisme.

[7] Edith Láng László (née en 1907) pianiste d’origine hongroise, amie/amante d’Amrita.

[8] Il s’agit d’Isa Roseman (1877-1957), qui a utilisé aussi le pseudonyme de Jean Roman. Ce photographe et peintre, né en Russie, naturalisé français (Jean Roseman), a exposé à partir de 1904 aux Artistes français. La lettre du 5 avril 1937 donne les raisons de la colère d’Amrita.