Lettre de Philippe à Denise, Condorcet le 21 juillet 1937

J’ai pris mon tour de garde –qui tombe de minuit à 1h^1/2 tout à l’heure et j’essaye de mettre de l’ordre dans mes pensées. Une fois de plus, je me trouve éveillé à l’heure où l’on doit s’endormir mais ma fonction (?) ici ne m’enchante guère et c’est sans élan que je veille –seulement parce qu’il le faut. Dans 80 jours, je changerai de vie une fois de plus et je reprendrai mon rang –et alors, je crois que je ferai mon service avec plus d’entrain.

Les nouvelles qui courent dans la batterie nous laissent supposer un départ final un peu plus rapproché. L’école des E.O.R. doit changer de place et être pour le prochain cours installée à bord du « Suffren » et l’examen aurait lieu du 25 septembre au 1^er octobre pour permettre cette installation… Mais il n’y a rien d’officiel.

   

Le Croiseur lourd Le Suffren

Notre sortie sur un chasseur de sous-marin –je crois t’en avoir parlé dimanche- n’a pas eu lieu et est repoussée. Je fais partie d’une équipe -8 élèves- qui arme un canot à voile pour les joutes de l’escadre. Nous courons demain matin.

   

Joutes 

Dimanche dernier à Sanary, je me suis baigné toute la journée. J’ai fait la connaissance d’un type qui s’appelle Suarez et qui est acteur à l’Odéon –il me semble d’ailleurs connaître son nom- il me semble que c’est un inverti !

Je ne sais pas quel poste je vais demander pour cet hiver : en sortant du cours, nous demandons à être embarqués sur un croiseur dont la base est soit Toulon, soit Brest. Par la suite –en passant enseigne- nous pouvons encore choisir à peu près notre embarquement et aller dans un de ces deux ports –tout au moins au début- ensuite on peut être affecté à d’autres ports. Je pense que je pourrais peut-être aller cet hiver à Brest et redescendre ensuite à Toulon pour les premiers temps d’enseigne- en demandant à ce moment-là les chasseurs de sous-marins.

Evidemment, en restant cet hiver à Toulon, je pourrais plus facilement faire du ski –mais maintenant que je sais que je puis revenir à Toulon étant enseigne, je préfère aller à Brest. Il n’y a que 600 km pour aller à Paris et je pense qu’il y a une petite fille qui me verrait peut-être plus souvent –et cela compte beaucoup plus que de faire du ski sans elle.

Chose sérieuse –les loyers ne sont pas très chers ici et je crois que nous pourrons trouver très facilement un studio, salle de bain et cuisine pour 300F par mois !

Que fais-tu ? Est-ce que tu fais de la culture physique tous les matins ? et de l’aviron, combien de fois par semaine et pendant combien de temps ? Il faut que tu fasses beaucoup de sport en ce moment –d’abord le temps passera plus vite pour toi et puis tu seras mieux physiquement. A quelle heure te lèves-tu le matin ? Est-ce que tu as fait un effort ? Comment va ton père ? Rappelle-moi au bon souvenir de tes parents. Envoie-moi l’adresse (le numéro de la rue) de ton oncle[1], il faut que je lui envoie une carte de temps en temps, je pense que cela lui fera plaisir ainsi qu’à ta tante[2]. Est-ce que tu es allée à « l’Exposition »  (Exposition Internationale de Paris 1937)?

  L'Exposition Universelle de Paris, vue de la Tour Eiffel, par André Dewambez (1867-1944)

J’ai rêvé en écrivant et me suis arrêté souvent. Liras-tu à travers cette lettre décousue toutes les pensées qui sont en moi et que je ne sais pas exprimer ? Ne doute pas de moi.

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[1] Maurice Proutaux

[2] Jeanne Furet-Proutaux