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De si longues Fiançailles
7 mai 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, samedi 31 juillet 1937

Phil,

Il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne t’ai pas écrit. Il est vrai que ma dernière lettre était si longue ! J’étais tout à fait étonnée d’en recevoir deux de toi à trois jours d’intervalle. Je me demandais ce qui t’arrivait et si tu étais malade.

Je ne sais plus très bien ce que j’ai fait depuis ma dernière lettre, quoique je sois sortie assez souvent. J’ai été voir jouer les Pitoëff[1], j’étais invitée par des Hongrois que j’avais rencontrés à la fête du 11 juillet. Un journaliste et sa femme, et un autre journaliste et sa sœur, tous très gentils. Ils sont maintenant repartis à Buda-Pest pour les vacances. J’aime énormément Georges Pitoëff, c’était la première fois que je le voyais jouer et ça a été vraiment une révélation pour moi. C’est un très, très grand artiste, tu sais.

Ludmilla et Georges Pitoëff en 1937 Ludmilla et georges Pitoëff en 1937

La pièce s’appelait « Kirika[2] », c’est une comédie traduite du roumain. Les deux premiers actes m’ont beaucoup plu, j’ai trouvé le 3e bien moins intéressant et le 4e franchement mauvais.

Recueil Kirika de Georges Ciprian Recueil "Kirika" de Georges Ciprian

1937 07 14 Carol assiste à Kirika   1937 07 18 Paris-Soir Kirika

Il y a vraiment des choses intéressantes en ce moment à Paris. J’ai vu l’exposition des Chefs d’œuvres de l’Art Français, celle des Maîtres des Indépendants, il y a encore une Exposition Van Gogh que je n’ai pas vue. Au début de septembre, il y aura une grande semaine de musique allemande, avec le célèbre ensemble de Bayreuth. On donnera, de Wagner : La Walkyrie et Tristan. Il y aura aussi deux grands concerts, une soirée de lieder allemands et la Neuvième Symphonie, tout cela dirigé et interprété par les meilleurs artistes d’Allemagne. Je voudrais bien n’être pas trop fauchée pour pouvoir assister au moins à deux choses : « Tristan » et la soirée des lieder.

Quel dommage aussi que nous ne soyons jamais ensemble pour cela. J’ai une rage en ce moment d’entendre de la musique, de voir de la peinture et d’aller au théâtre, je veux en profiter tant que je peux pendant que je suis encore à Paris. C’est drôle, depuis que j’ai recommencé à voir de belles choses et à m’y intéresser, je suis beaucoup moins triste et je vois l’avenir sous de moins sombres couleurs. Je suis sûre que nous serons très heureux, tu sais, et que tout finira par s’arranger très bien.

Et puis, dans deux mois, je te verrai. Et le plus terrible sera passé. Je crois que l’hiver prochain filera assez vite, si je peux te voir quelquefois et surtout si nous pouvons passer Noël ensemble en Alsace.

Est-ce que tu y penses encore ?

A propos de l’Alsace, je me suis disputée hier avec un imbécile qui prétendait que les Alsaciens étaient des Allemands (il ne disait pas allemands[3]) et qu’il n’y avait qu’à les rendre à L’Allemagne, et d’autres horreurs de même genre. Naturellement, celui qui disait cela, n’a jamais mis les pieds en Alsace. J’étais tout à fait indignée et encore, en t’écrivant, je sens la colère qui revient ! Alors, je me dépêche de penser à autre chose…

Je crois, moi aussi, qu’il vaut mieux que tu choisisses Brest, comme cela, ce sera à Toulon que nous irons ensemble. Entre les deux, il me semble que je préfère encore Toulon : au moins, il y a le soleil à défaut d’autre chose.

Ça ne m’étonne pas que tu rencontres des acteurs à Sanary ou aux environs. Il y a toujours là-bas une foule de peintres et d’acteurs de cinéma. Tu n’as pas vu Simone Simon, par hasard ? Il paraît qu’elle portait des lunettes noires pour dépister la curiosité des populations…

Hier, j’ai « inauguré » le pavillon de la Soierie en compagnie de MM. Herriot[4], Chapsal[5] et Jean Zay[6] (je me souvenais avoir vu le second à Royan, un jour que ton grand-père faisait une conférence). Il y a eu cinq discours pas particulièrement réjouissants, sauf celui de Chapsal qui est parvenu à me réveiller. Je ne pouvais absolument pas m’en aller, parce que je me trouvais juste derrière M. Herriot et ça aurait été remarqué. Heureusement, après, le buffet était assez bon.

Édouard Herriot    Portrait au fusain de Fernand Chapsal par Charles Léandre

  Edouard Herriot                                                             Portrait au fusain de Fernand Chapsal par Charles Léandre  

Jean Zay en 1936  Jean Zay en 1936

Le temps me dure, sans toi, Phil. Déjà presque quatre mois que nous sommes séparés ! Je voudrais tant te voir. Même quand je vois une chose que j’aime, je n’en jouis pas pleinement parce que je désire que tu sois avec moi. C’est triste !

Ecris-moi bien vite. C’est malheureux que ton bon mouvement n’ait pas eu de lendemain…



[1] Il s’agit du couple Georges (1884-1939) et Ludmilla (1895-1951) Pitoëff, dont le fils, Sacha, est né en 1920. Les Pitoëff ont déjà été évoqués par Denise dans sa lettre du 11 novembre 1936.

[2] Kirika ou L'homme et son toquard : pièce mise en scène par Georges Pitoëff, texte de Georges Ciprian, comédie en 4 actes, jouée pour la première fois au théâtre des Mathurins le 16 juillet 1937

[3] Sous-entendu, il a traité les Allemands de « Boches »

[4] Édouard Herriot (1872-1957) est un homme d'État français. Membre du Parti radical, il est une figure centrale de la IIIe République. En 1937, il était Président  de la Chambre des Députés.

[5] Fernand Chapsal, né à Limoges en 1862, décédé à Neuilly-sur-Seine en 1939, est un homme politique français, membre du Parti républicain, radical et radical-socialiste (PRS). Il est le grand-père de la romancière Madeleine Chapsal. Il fut :

-           Sénateur de la Charente-Maritime de 1921 à sa mort,

-           Ministre du Commerce et de l'Industrie en 1926

-           Ministre de l'Agriculture en 1938

[6] Jean Zay (né en 1904et mort assassiné par la Milice en 1944) est un avocat et homme politique français. Il fut sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, député du Loiret et conseiller général.

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