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De si longues Fiançailles
8 mai 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, 4 août 1937

J’ai encore été à l’Exposition cet après-midi. J’étais invitée au vernissage de la section polonaise de peinture, j’en ai profité pour voir toutes les autres sections de peinture, il n’y a rien de très extraordinaire.

Des artistes peintres et graveurs polonais (coll.pers.)

gravure polonaise Bogna Krasnodebska-Gardowska 1900-86 Un chemin (parc de Gorce) vers 1935 gravure polonaise Zofia Fijalkowska 1909-1989 Paysage à Podhale

 1. Bogna Krasnodebska-Gardowska 1900-86 Un chemin (parc de Gorce) vers 1935

2. Zofia Fijalkowska 1909-1989 Paysage à Podhale

gravure polonaise Tadeusz Kulisiewicz 1899-1988 Portait de petite fille  3. Tadeusz Kulisiewicz 1899-1988 Portait de petite fille

Je suis retournée au Pavillon de Hongrie parce que j’y avais oublié une paire de gants le 12 juillet, je n’ai pas retrouvé mes gants mais j’ai visité entièrement le pavillon, il est très bien. Il ne fait pas trop propagande, comme certains autres. Ils ont surtout insisté sur l’art populaire, il y a des choses assez gentilles.

C’est joliment fatigant, de visiter l’Exposition. J’avais des talons hauts et j’étais toute seule en plus de ça, si bien que j’étais complètement abrutie. Il paraît que ça ne fermera pas avant le 15 novembre. Tu auras peut-être le temps de la visiter !

1937 expo base de la colonne de la Paix architectes Laprade & Bazin place du Trocadéro  1937 expo coloniale estampe

Exposition Universelle de Paris

1. Base de la colonne de la Paix architectes Laprade & Bazin place du Trocadéro                2. Estampe représentant l'Exosition la nuit

Tu me demandes comment ça va à la maison. Pas bien du tout. Je ne t’en parle pas parce qu’il faudrait répéter toujours la même chose, et c’est un sujet pénible. Depuis qu’il a quitté la clinique, papa ne réagit plus du tout. Au point de vue plaies, sa jambe continue à s’améliorer, son escarre n’est toujours pas finie, mais il paraît que ce n’est plus grand-chose. Mais son bras le fait atrocement souffrir. Il ne veut plus bouger, on a toutes les peines du monde à le faire asseoir dans un fauteuil une heure tous les jours, et comme ça le fait souffrir davantage, il a de véritables crises de désespoir, pendant lesquelles il pleure. Il ne veut pas que maman le quitte parce qu’il a peur que son cœur flanche. Je t’assure que c’est affreusement pénible.

Quand il est comme cela, Maman prétend que son mal le reprend à l’intérieur (le chirurgien et les médecins nous ont dit que si tous les ganglions n’étaient pas enlevés, cette chose s’étendrait à l’intérieur et qu’il mourrait comme d’une fluxion de poitrine). Mais ils ajoutaient que ça se produirait dans les premiers temps, le 1er ou le 2ème mois. Et ça fait déjà cinq mois ! Aujourd’hui, la nuit et la journée ont été bonnes. Le docteur Arnaud prétend que physiquement, il n’a rien, à part la souffrance de son bras –et que c’est surtout le moral qui est atteint maintenant. Je ne sais que penser, et je me demande s’il en sortira jamais. En plus de cela, maman est éreintée parce qu’elle est obligée de se lever tout le temps la nuit et vit sous le coup de craintes perpétuelles.

Calepin de Julie

Si ça doit recommencer comme il y a cinq mois, ce sera trop affreux. J’aime mieux ne pas y penser, ça me décourage.

Mais tu sais, Phil, il faut absolument qu’on se marie pour Pâques. C’est la dernière limite. Je suis bien contente que tu travailles bien, il faut que rien n’empêche notre mariage maintenant. La pensée que dans huit mois, nous serons unis pour toujours me donne beaucoup de courage (Je viens d’aller réveiller maman que papa appelait et qui n’entendait pas. J’ai été obligée de la secouer, ça lui a fait une peur épouvantable !) Je voudrais bien que tu sois déjà aspirant, il me semble que les six derniers mois passeront très vite.

Je suis redevenue solitaire, tous les gens que je connaissais sont partis en vacances. Ça m’a tout de même fait du bien de sortir un peu et de reprendre contact avec la vie intellectuelle et civilisée. Ça faisait bien deux ans que je n’avais rien vu. Le groupe hongrois que j’ai connu était très gentil et très sympathique. En partant, ils m’ont laissé une anthologie de leurs poètes traduits en français, j’y ai retrouvé des vers du fameux Ady[1] (ça se prononce ôdi), que Indu aimait tant et dont elle emportait toujours un énorme volume serré sur son cœur, dans ses voyages. Tu te souviens ? Je t’envoie deux poèmes de lui et un autre de Petófi[2], un poète que j’aime assez. Comme tu ne dois pas avoir très souvent l’occasion de lire des poèmes, je suppose que cela te fera plaisir. Il y a aussi des chansons populaires assez jolies, mais je ne peux pas te copier toute l’anthologie !

Endre Ady  petofi

Les poètes hongrois André Ady et Sándor Petófi

Ça m’intéresse ce que tu me dis au sujet de ce M. Barbazanges (Un nom qui semble inventé par Alphonse Daudet). Je suppose que c’est Van Gogh et non Van Dongen dont tu veux parler[3]. Van Gogh a habité Aix, c’est même là qu’il est devenu fou. Il y a une belle exposition de lui en ce moment, je ne l’ai pas encore vue.

Je te quitte, il faut que je copie les poèmes et il est déjà minuit ½.

Tu sais, je fais de la culture physique tous les jours !

Sois gentil, écris-moi souvent, j’aurai encore plus de courage. Tu dois avoir un peu bruni au soleil, tu as de la chance. J’aurai l’air d’un navet à côté de toi en octobre (un joli petit navet…)

                 Le Frère de la Mort

Je suis le frère de la Mort,

J’aime l’amour qui disparaît,

J’aime embrasser

Celui qui part.

 

J’aime les roses maladives,

Les femmes luxurieuses qui se fanent,

La tristesse enrayonnée

Des jours d’automne.

 

J’aime l’appel mystérieux

Avertisseur des sombres heures,

J’aime de la grande et sainte Mort

La sœur joyeuse.

 

J’aime ceux qui partent,

Qui pleurent, qui s’éveillent,

Les champs aux froides aurores

Sous le givre qui tombe.

 

J’aime la résignation,

Les sanglots sans larmes, la paix,

Le retraite des poètes, des malades,

Des philosophes.

 

J’aime qui n’a plus d’illusion,

L’infirme et le vaincu,

J’aime l’incroyant et le sombre,

Le Monde.

 

Je suis le frère de la Mort,

J’aime l’amour qui disparaît,

J’aime embrasser

Celui qui part.

                                     André Ady

 

Seul avec la Mer

La Mer-Crépuscule. Une chambre d'hôtel.

Elle est partie ! Jamais je ne la reverrai.

Elle est partie ! Jamais je ne la reverrai.

 

Elle a laissé sur le divan une fleur.

Et j'embrasse le vieux divan.

Et j'embrasse le vieux divan.

 

Son parfum se répand en baisers.

En bas gronde la mer, elle gronde de joie.

En bas gronde la mer, elle gronde de joie.

 

Au loin, quelque part, flamboie un phare.

Viens, ma chérie, en bas la mer chante.

Viens, ma chérie, en bas la mer chante.

 

J'écoute le chant sauvage de la mer.

Et je rêve sur le vieux divan.

Et je rêve sur le vieux divan.

 

Elle reposait là, m'enlaçait m'embrassait.

En bas chante la mer et chante le passé.

En bas chante la mer et chante le passé.

                                                      André Ady

 

Le Triste Vent d’Automne

Le triste vent d’automne avec les arbres cause,

Il murmure plutôt, à peine l’entend-on.

Que peut-il bien leur dire ? A ses tristes discours

Les arbres sont rêveurs et ils hochent la tête.

Le jour est au milieu du midi et du soir,

Je suis commodément couché sur mon divan.

La tête inclinée sur ma poitrine,

Silencieusement, dort ma petite épouse.

 

Dans ma main, le sein de ma chère dormeuse

Dont les palpitements font écho dans mon cœur ;

De l’autre main je tiens mon livre de prières :

L’histoire des combats pour la liberté sainte.

Les mots de ce récit, comme autant de comètes,

Chevauchent au travers de mon âme exaltée.

La tête inclinée sur ma poitrine,

Silencieusement, dort ma petite épouse.

                                              Sándor Petófi

 

Mon pays natal

C’est mon pays, ici j’ai vu le jour,

Dans cette immense et belle plaine hongroise ;

Et voici la cité qui contint mon berceau :

Elle semble pleine du chant de ma nourrice,

Je crois l’entendre encore hélas ! c’est déjà loin :

« Hanneton, dis-moi quand viendra l’été. »

 

Je suis enfant, je redeviens petit,

Je me mets à souffler dans un pipeau de saule,

Une tige de jonc est ma monture agile,

Nous galopons ensemble autour de la maison :

Tu as soif, mon cheval, allons à l’abreuvoir…

« Hanneton, dis-moi quand viendra l’été. »

 

Le soir arrive et la cloche l’annonce,

Cheval et cavalier sont déjà fatigués.

Je rentre à la maison, où m’attend ma nourrice,

Qui me prend dans ses bras et doucement me berce,

Dans mon demi-sommeil, je l’entends fredonner :

« Hanneton, dis-moi quand viendra l’été. »

                                                     Sándor Petófi



[1] Endre Ady de Diósad (en français : André Ady) est un poète et journaliste hongrois (1877-1919), porte-drapeau du renouveau de la poésie et de la pensée sociale progressiste en Hongrie au début du XXe siècle.

[2] Sándor Petófi (1823-1849), poète lyrique, aimait à se raconter lui-même, sa trop courte vie ne lui a pas permis la célébrité, qui est arrivée après sa mort.

[3] Exact.

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