Lettre de Philippe à Denise, Sanary, La Civette Nautique, le 23 août 1937
Papier à lettres à en-tête de La Civette Nautique[1] La famille Schwob devant Le Nautique en 1928
Pardonner encore. Depuis trois semaines, je ne t’ai pas écrit et j’ai sombré réellement dans le noir. Je ne sortais plus, n’ayant même pas envie de voir d’autres gens. J’attends une lettre de toi et peut-être aurai-je plus de courage. Je n’ai pas écrit à la maison depuis plus longtemps encore, et la vie que j’ai menée autrefois, les derniers jours que j’ai passés avec toi, ils me paraissent appartenir à une autre vie très lointaine. Il me semble que je suis sur ce vieux navire qui ne peut plus naviguer[2], depuis des années et que je suis condamné à y rester toujours.
Le Condorcet, lancé en 1909, est un vieux rafiot en 1937
Je compte les jours, 48 ! et n’en éprouve aucune joie, aucun réconfort. Ne m’en veux pas de mon silence, je n’ai pas plus de joie que si j’étais mort. J’ai résisté le plus que j’ai pu mais d’être ainsi encerclé par tous les règlements, par une vie où l’imprévu n’est pas permis, sans qu’il me soit possible de reprendre des forces près de ceux qui me sont chers, tout cela, peu à peu, pèse sur moi et m’endort.
Ecris-moi vite, je crois que ma dernière lettre est restée sans réponse. Raconte-moi ta vie, quelle qu’elle soit, ce sera un apport nouveau dans la mienne.
Je ne pensais pas sortir encore cette fois et puis hier soir, j’ai eu honte de me laisser éteindre, j’ai eu peur aussi que de ne pas lutter attire le malheur sur nous, j’ai eu peur de n’avoir aucune nouvelle de toi, de tes parents, et pour m’échapper, pour t’écrire, je suis parti seul à Sanary. Je suis dans un petit café[3] en face le port.
Au 6 quai Victor Hugo, Le Nautique Le quai Victor Hugo
des vues de Sanary et de son port
Le pays est très joli, la mer est trop bleue, les rochers trop rouges et le soleil trop clair –et parfois, j’ai le cafard du ciel d’un gris très doux –le ciel derrière la ferme que nous avions voulu prendre en photo dans l’île (d’Oléron) et que j’avais ratée.
Et maintenant, pour t’avoir écrit, je me sens capable à nouveau de faire des projets… Nous avons droit à 4 jours de plus, à passer à Paris pour visiter l’Exposition ! alors, je pense qu’à la fin de mon congé, nous partirons ensemble, à Paris et ensuite je rejoindrai Brest.
J’attends une lettre de toi. Dans tes dernières lettres, tu me disais avoir recommencé à sortir, à voir des gens nouveaux, et je t’ai demandé de me raconter ce que tu faisais. Que ta vie soit agréable et que tu n’aies pas le cafard.
Portraits de femme rousse aux yeux bleus, vers 1936
[1] Bar Tabac Le Nautique, 6 quai Charles de Gaulle, 83110 Sanary-sur-Mer.
Il s’appela longtemps le “Réveil matin“, simple hangar à bateau transformé en bistro pour les ouvriers se rendant à l’arsenal de Toulon, le tram passait devant, ou à la briqueterie de la Coudoulière qui employait alors de nombreux Sanaryens. C’est en 1924 que Maximilien Schwob (né en 1878 à Béziers, car sa famille avait fui l’Alsace occupée, décédé en 1929), un alsacien lettré acquit l’endroit et le renomma “Le Nautique“. Un joyeux monde de pêcheurs et d’ouvriers, d’exotiques touristes étrangers se mélangeait chez ce que l'on appelait alors “Chez Schwob“ ou « Chez la veuve Schwob ». Dès 1933 une bonne partie de la communauté des écrivains allemands exilés s’y réunissaient tous les jours par affinités. C’est ainsi que l’on pu voir au beau milieu des locaux des célébrités telles qu’André Salmon, Moïse Kisling, Arnold Zweig, Thomas Mann tenant sa cour ou Bertolt Brecht déclamant des vers contre le régime nazi. En réalité, sur l’en-tête figure CIVETTE NAUTIQUE.
[2] Rappel : Philippe est à bord du cuirassé Condorcet, lancé en 1909 et mis en service en 1911. En 1931, il est désarmé et utilisé comme dépôt pour l’Ecole des Torpilles, transformé en ponton, puis en navire-caserne comme annexe du dépôt des équipages, ce qui explique qu’il ne bouge plus.
[3] Le Nautique était à partir de 1933 (jusqu'en 1939) le lieu de rencontre entre les artistes exilés Allemands et Autrichiens. Ils organisaient des fêtes et défilés.
Mais les habitants étaient opposés à ces "excentricités". (témoignage Olivier Thomas, de Sanary)