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De si longues Fiançailles
14 mai 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, jeudi 16 septembre 1937

Je ne sais pas si j’aurai le courage de t’écrire une lettre entière avant de me coucher, car il est tellement tard que je n’ose te dire l’heure. Moi aussi, je pense avec plaisir et joie au peu de jours qui nous séparent : trois semaines maintenant. Seulement, je voudrais bien savoir où je devrai aller : à Royan ou dans l’île (d’Oléron) ? Et dans l’île, toi tu me parles de Chéray et ta mère, du Château. Alors, je n’y comprends rien du tout.

Il n’y a rien de nouveau ici. La situation générale est toujours plutôt lamentable. Je crois sérieusement que papa ne s’en sortira jamais, et qu’il peut traîner dans cet état pendant des années.

C’est affreusement pénible pour tout le monde.

Maman est crevée de fatigue et a une vie infernale, je ne peux m’empêcher de la plaindre, bien qu’elle ne soit pas spécialement chic envers moi.

Calepin de Julie septembre 1937

L’infirmière[1] de papa vient tous les après-midis. Ma tante aussi, avec ses plaintes et ses lamentations continuelles. En plus de cela, elle est d’une bêtise que je qualifierais d’ahurissante si j’étais moins blasée.

La cousine (Minnie) est toujours là et ne partira sûrement pas avant plusieurs mois. Ce qui fait que j’ai du renoncer définitivement à utiliser ma chambre (Moi qui pensais que le départ de Simone me vaudrait au moins cette compensation !)

Enfin, tu peux voir que comme « solitude », moi aussi, je suis servie.

Si je pensais que nous ne serions pas mariés au moment de Pâques, je me débrouillerais pour trouver une situation et partir –parce que vraiment, c’est intolérable.

C’est cette seule idée qui me donne un peu de patience –mais je t’avoue que par moment, je n’en peux plus.

J’ai reçu le faire-part de mariage d’Indu ! Je te l’envoie, mais renvoie-le moi tout de suite, je te prie.

1937 10 02 mariage Indira avec Kalyan Sundaran Faire-part du mariage d'Indira, prévu pour le 2 octobre

Je vais me débrouiller pour trouver les deux cents francs nécessaires pour lui envoyer un cadeau (de la lingerie, comme pour Simone). C’est vrai que Simone m’envoie justement 200 francs, je m’en servirai pour cela.

J’ai reçu des nouvelles de Nelly[2]. Son divorce est en bonne voie, son ex-mari a déjà été condamné à verser une pension pour Magdi. Mais il paraît que ce sera très long. Elle me laisse entrevoir qu’elle a peut-être découvert l’âme-sœur ! (J’espère que cette fois, elle n’aura pas de désillusion). Mais je me demande où elle l’a rencontré, puisque les mœurs de son pays ne lui permettent même pas de s’en aller faire une saison au bord de la mer avec son petit garçon et la gouvernante. Il faut que sa mère l’accompagne.

Elle me parle toujours de toi en termes touchants. C’est d’autant plus méritoire que je ne lui en disais rien, c’était à l’époque où tu n’écrivais pas du tout (Et réellement, j’étais très fâchée).

Je suis contente que tu aies maigri. Moi aussi, du reste, j’ai un peu maigri.

J’espère que ce mois va vite finir. J’ai des tas de choses à te dire et de questions à te poser. Par lettre, c’est inutile, tu ne réponds pas aux questions les trois-quarts du temps, et puis, à force de mettre de l’irrégularité dans notre correspondance, je ne sais plus ce que je t’ai dit ou non.

Paul-Emile Victor est rentré à Paris depuis hier. Mais il parle déjà de retourner chez les Esquimaux ! (D’après les journaux, moi je ne l’ai pas vu[3])

paul-emile victor     Paris-Soir décembre

Il ne savait pas que le docteur Charcot était mort, ni qu’il y avait la guerre en Espagne et en Chine. Heureux homme ! (C'est-à-dire, qu’il ne le savait pas quand il était au Groenland, mais il l’a tout de même appris avant d’arriver à Paris…)

Guerre en Chine La guerre en Chine

Est-ce que tu navigueras l’hiver prochain ou resteras-tu collé éternellement à des navires qui ne démarrent pas ?

Il faudra parler très sérieusement quand nous serons ensemble. Si nous ne décidons pas, à deux, de tous les détails, nous aurons tous les embêtements imaginables au sujet de notre mariage (Principalement, pour la question religion[4]).

Du reste, je ne me fais pas d’illusion, je les aurai de toutes façons, les embêtements. Mais, toi, comme tu ne seras pas là, tu y couperas peut-être. Au moins, je l’espère.

Je vais te quitter, il est vraiment trop tard.



[1] Cette infirmière s’appelait Mademoiselle Gorge et Julie, ma grand-mère, a gardé d’étroites relations d’amitié avec elle jusqu’à sa mort.

[2] Nelly Zaky, l’amie égyptienne de Denise. Son fils se nomme Magdi Awadalla.

[3] Denise a rencontré à plusieurs reprises Paul-Emile Victor en 1936.

[4] Rappelons que Denise est d’une famille catholique tandis que celle de Philippe est protestante (et descend même d’un pasteur !). Les mariages étaient soumis à des exigences émises par chacune des deux religions.

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