Lettre de Philippe à Denise, Cuirassé Lorraine, 15 novembre 1937

Voilà, je suis retourné  à bord. Nous sommes 4 seulement dans le poste et c’est assez tranquille. Je ne veux pas que tu sois monotone comme d’autres jeunes filles[1], je veux que tu aies une personnalité, c’est parce que tu en as une que je t’aime. Il y a aussi d’autres raisons. Ne songe plus à ce que tu m’avais dit –j’ai eu de la peine, mais c’est fini et n’aies pas de remords. Souviens-toi « La Reine ne peut mal faire[2] ». Je t’aime comme tu es et je ne veux pas te changer.

Lorsque nous serons mariés –bientôt- tu ne seras certainement jamais méchante comme ce soir-là[3]. Evidemment, tu me feras parfois enrager mais sans me faire souffrir, j’en suis certain.

Il faut avoir du courage pour ces derniers mois –d’abord, tu as des tas de choses à faire- et puis, je t’assure, les jours passeront mieux et plus vite lorsque la date approchera.

Je t’imagine dans la salle à manger en train de coudre ou bien dans ta chambre[4] en train de lire le matin au lieu de t’habiller, et je voudrais être encore près de toi. Je sens tout ce qu’il y a dans ta lettre et je voudrais pouvoir y répondre. Moi aussi, je désire ce moment, où nous serons réunis et partirons côte à côte pour notre vie. J’attends cela, sûr de pouvoir apporter ma part à notre bonheur comme tu apporteras la tienne.

P.S. : Envoie une carte (de fiançailles) à Pierre Bouzin[5] –si tu veux- nous aurons peut-être de ses nouvelles.

 actes de naissance et de décès de Pierre Bouzin

Cherbourg me semble une ville lamentable. Je ne suis resté absent qu’une heure et demie, mais ce que j’en ai vu m’a suffit. C’est sinistre.

 

Cherbourg, Octeville

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[1] Réponse à la lettre de Denise du 12 novembre, où elle écrivait : « …ne me demande pas d’avoir la même personnalité que Mado, ou toute autre jeune fille aussi bien élevée »

[2] La Reine ne peut mal faire : cette citation de Kipling revient plusieurs fois dans la correspondance : le 15 novembre 1930, le 27 janvier 1931 et le 1^er avril 1933

[3] Allusion à la dispute qui se déroula dans le restaurant roumain de l’Exposition, évoquée dans la lettre de Denise du 3 novembre.

[4] Philippe a oublié un détail : Denise a du céder sa chambre à la cousine Minnie qui est installée depuis plusieurs mois dans l’appartement de Clichy, où elle aide Julie à veiller sur le malade.

[5] Pierre Bouzin est un personnage un peu mystérieux qui est cité 39 fois entre 1931 et 1936. J’ai fini par retrouver trace de son existence: né en 1898, il est mobilisé en 1917. Il est d’abord étudiant en mathématiques, puis curieusement « éleveur-aviculteur », alors que nous savons qu’il était journaliste politique ; mais en 1938, son journal fermera, il sera déclaré en faillite et on peut penser qu’il s’agit d’une reconversion. Il meurt en 1952 à 54 ans et ne se sera jamais marié.