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De si longues Fiançailles
1 juin 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mercredi 17 novembre 1937

Phil, j’ai été très heureuse de hier matin quand on m’a apporté tes deux lettres. J’étais encore couchée et j’ai commencé par lire la dernière écrite. Dis, tu m’écriras souvent des lettres comme cela ? J’en ai de plus en plus besoin, tu sais. Tout est si triste, autrement. Ici, cela va mal. Papa s’affaiblit de plus en plus maintenant, je vois clairement qu’il est perdu. Tiendra-t-il jusqu’à Pâques ?

 Je n’ose l’espérer, et l’idée que tout va recommencer comme l’année dernière me rend folle. J’ai peur, Phil, pourquoi n’es-tu pas auprès de moi ?

La nuit, je reste des heures sans dormir, c’est trop effrayant. Avec ça, Maman commence à être dans un état épouvantable et me répète toute la journée les symptômes qui précéderont sa mort.

Toutes les grosseurs qu’il a sur la colonne vertébrale et près de sa jambe coupée sont de la même origine. Tu comprends, tous les ganglions n’étaient pas partis, et petit à petit, s’il vit assez –ce que je ne souhaite pas, mon Dieu !- ça se transformerait en plaies. Mais peut-être aussi que ça l’étouffera de l’intérieur et qu’il en mourra comme d’une fluxion de poitrine, sans trop souffrir. Quelle horreur ! Il ne souffre pas trop parce que le traitement du docteur Lehmann est à base de morphine[1].

Atelier Levitt Him Morphine 1937 Morphine, atelier Levitt Him, 1937

Oh Phil, si tu pouvais venir me chercher ! Je n’en peux plus. L’idée de rester encore des mois à côté de cette agonie me terrorise.

Je ne devrais pas t’écrire tout cela parce que tu auras de la peine et que tu y penseras, et je ne voudrais pas que des pensées de ce genre te distraient de ton travail. Nous avons besoin tous les deux que tu réussisses. Mais je suis toute seule, je n’ai que toi. Ah, comme je vais compter les jours avant Noël !

Ecoute, tu peux faire au moins une chose pour moi : m’écrire très souvent. Vraiment, ça me donne un peu de courage –pendant quelques heures- et le soir, je relie ta dernière lettre dans mon lit, avant de m’endormir. Comme cela, je m’efforce de ne penser qu’à toi et de faire des projets sur notre vie, plus tard.

Moi aussi, j’ai été heureuse quand j’ai vu nos deux noms imprimés ensemble. J’ai embrassé la carte –et toi ? Je n’ai pas encore envoyé les 75, mais j’ai déjà reçu des réponses –ou mes parents. Je t’envoie la lettre d’un camarade parce qu’elle m’a amusée. C’est un garçon qui faisait partie de la bande des Trempat (tu sais, Chiffon et sa sœur[2]) que nous connaissions quand nous étions toutes jeunes. La bande était composée de garçons très gentils et sympathiques, qui sont tous mariés et dispersés depuis longtemps. Les seuls avec lesquels j’ai conservé des relations espacées est celui-là ainsi que le jeune homme de Riga[3].

1928 06 24 St Germain en Laye (3) avec noms 1928 le groupe des Douze (2) avec noms

 La "Bande", en 1928, avec les soeurs Trempat, Arnold Langins, Kravsky, etc.

Ce garçon[4], c’est assez drôle, a épousé une camarade de Rosé, une avocate. Ils se connaissaient sans que nous le sachions –il y a deux ou trois ans de cela. Sa famille est juive originaire d’Europe Centrale. Si tu veux, nous irons déjeuner avec lui et sa femme au moment de Pâques, après notre mariage –pour le consoler de ne pouvoir devenir ton « ami intime », puisque nous n’habiterons pas Paris, ce qu’il ignore encore.

C’est lui qui avait dit une fois : « Rosé est un garçon charmant, mais c’est assez curieux, nous avons des réactions inverses. Quand il a envie de rire, j’ai envie de pleurer, et quand il a envie de pleurer, j’ai envie de rire… »

Ça m’intéresse beaucoup tout ce que tu me racontes sur ta vie. J’aurais bien voulu être là quand tu attrapais le matelot dans la cambuse ! Qu’est-ce que vous avez fait de beau à Cherbourg ? Est-ce que ce sera votre plus long voyage ?

Les jeunes gens que connaissait Suzanne Cérati[5] étaient de la promotion 1935 (sur Condorcet). Il paraît qu’eux aussi avaient beaucoup maigri et mangeaient tout le temps des choux. Mais je n’y comprends rien, elle prétend qu’ils étaient 10 d’une même école (une Ecole d’Arts et Métiers), cette année-là, qu’ils n’étaient pas inscrits maritimes et n’avaient jamais navigué (ohé, ohé, comme dans la chanson) et n’auraient pu rester dans la marine de guerre que comme mécaniciens. Le fiancé de son amie aurait été officier de transmission. Est-ce possible qu’ils aient effectué leur service comme officiers de pont[6] ?

Je n’ai pas beaucoup travaillé cette semaine. Je n’ai pas fini mon petit béret tyrolien –ni tout à fait ma chemise de nuit. Tante Jeanne me fait un filet avec le lamé vert et or de Bénarès (offert par Indira ou Amrita), ce sera très joli, c’est pour porter avec mon ensemble noir (tu te rappelles ? l’ensemble « indécent »). Je tâcherai de ne pas le mettre avant Noël pour l’étrenner pour toi.

Phil, je voudrais être tous les jours plus jolie et plus élégante pour te plaire davantage !

J’ai déjà 12 serviettes de toilette (tu vois, ça augmente). Trois douzaines, c’est suffisant, n’est-ce pas ?

Si je me trouvais dans un « climat » normal, comme je serais joyeuse de m’occuper de tout cela…

Est-ce que tu sais si tu peux te marier à Brest ? Mais en y réfléchissant, je pense que oui. Tu ne me dis pas où je dois t’écrire, alors j’envoie cette lettre à Brest, tu l’auras seulement à la fin de la semaine.

Est-ce que finalement c’est une ville intéressante ? Il me semble qu’elle doit avoir plus de caractère que Toulon.

Figure-toi que j’ai toujours oublié de porter à développer les photos prises à Oléron. Je suppose que le rouleau est toujours dans l’appareil.

Je te quitte, il est très tard.

P.S. : Quelques phrases de Lucien dans la lettre à sa sœur (Mado) :

- « tu es bachelière, lis le Bachelier, de Jules Vallès[7] » ( !!)

- « Papa prend-il toujours son Kruschen[8], son oignon ( ?) et son verre d’eau en se levant ? »

Jules Vallès Le BachelierSels Kruschen

Le Bachelier et les sels Kruschen

- « La vie d’une étudiante est une vie « dangereuse ». Aime le danger, mais évite-le (drôle de façon de l’aimer !). Je ne peux te dire qu’une chose : imite ma femme qui a toujours une volonté étonnante (ça c’est magnifique[9] !!!) ».

Je ne peux malheureusement pas te donner une idée de l’incohérence du style, à travers ces brefs extraits.



[1] C’est en 1805 que le pharmacien allemand Sertumer isole un principe de somnifère dans de l’opium, qu’il appela Morphine en 1817, pour évoquer Morphée, dieu ailé des songes. En 1896, John Snow, chirurgien londonien, administre morphine et cocaïne pour calmer les malades cancéreux.

[2] La sœur de Chiffon s’appelait Jane Trempat.

[3] Lui, c’est Arnold Langins, qui a déjà été présenté en 1936.

[4] Ce garçon, qui figure sur l’une des photos de groupe est Kravsky. J’ignore son prénom ainsi que l’identité de son épouse, avocate et promotionnaire de Rosé à la faculté.

[5] Suzanne Cérati, née en 1913 à Paris, décédée en 1958 à l’âge de 45 ans, avait épousé en 1939 Marcel Tavernier et habitait 3 rue Auguste Mayet à Asnières . En 1937, la famille Cérati habitait 20 place des Fêtes à Clichy. C’était une amie de jeunesse de Denise.

[6] L’officier de pont (appelé également commandant, second capitaine ou lieutenant, est chargé de la conduite et du commandement du navire. Il assure les tâches suivantes :

• Garantie de la gestion nautique et administrative du navire ainsi que du personnel embarqué

• Gestion de la sûreté et de la sécurité du navire

• Surveillance de la discipline à bord du navire

• Veille des mesures de sécurité et de prévention de la pollution

• Participation à l’analyse des risques

• Maintien à jour des journaux et documents de bord

[7] Le Bachelier est un roman de Jules Vallès publié en 1881, qui y raconte sa vie à travers celle du héros et narrateur Jacques Vingtras, description de l'esprit dans lequel il a vécu, un esprit enthousiaste et naïf, qu'il offre au lecteur. Le jeune bachelier ne trouve pas de travail pour une raison bien simple : « J'ai dix ans de colère dans les nerfs, du sang de paysan dans les veines, l'instinct de révolte... ne voyant la vie que comme un combat, espèce de déserteur à qui les camarades même hésitent à tendre la main, tant j'ai des théories violentes qui les insultent et qui les gênent ; ne trouvant nulle part un abri contre les préjugés et les traditions qui me cernent et me poursuivent comme des gendarmes. »

[8] Les sels Kruschen étaient un produit pharmaceutique très connu en France dans les années 1920 et 1930 à cause de sa publicité considérée amusante et originale. On en trouve des traces littéraires dans le roman L’Étranger d’Albert Camus, publié en 1942. La publicité des sels Kruschen faisait des promesses de santé considérées comme exagérées, des promesses de jeunesse et de bien-être quasiment éternels bien qu’il s’agisse seulement d’un produit contre les effets de la constipation.

[9] Petite pique (habituelle) de Denise à l’égard de sa sœur Simone, à qui elle reprochait son indolence et son manque de volonté. En réalité, ma tante Simone, beaucoup plus réservée et introvertie que ma mère, a montré une constance de caractère et une fermeté dans les difficultés de la vie en tout point admirables.

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