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De si longues Fiançailles
19 juin 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 11 décembre 1937

Phil,

C’est moi maintenant qui attends tes lettres, méchant garçon. Que fais-tu ? es-tu toujours à Brest ou te promènes-tu du côté de Quiberon ? 

As-tu vu mon cousin[1] finalement ? Je crois que sa période se terminait aujourd’hui.

 Je m’ennuie de toi. Dans quatorze jours, je serai près de toi, je le sais bien, mais que c’est long ! Je suis toujours un peu malade, ce sont mes nerfs qui sont détraqués, je ne peux plus arriver à dormir. Je voudrais que tu sois ici pour me guérir.

 Je t’écris des choses incohérentes parce que Maman et ma cousine[2] parlent sans arrêt à côté de moi. Tu sais, ce n’est pas plus drôle que sur « Lorraine ».

 Je suis ennuyée, ta mère n’a pas répondu à la lettre dans laquelle je luis disais que j’irai voir de toute façon William Bertrand[3].

1937 09 L'Action Française L'Action Française, septembre 1937

Je lui expliquerai pourquoi. J’espère que cela ne l’a pas contrariée. J’ai reçu une convocation de la Présidence du Conseil lundi soir pour mercredi matin. J’y suis allée, c’est un chef de cabinet[4], un type assez gentil, qui m’a reçue. Il est entendu que je lui porterai la demande de pension et tous les papiers, et que ça partira de là pour l’autre Ministère. Il m’a dit aussi que Maman présentait les conditions requises pour avoir un bureau de tabac de 2ème classe (les 1ères classes sont réservées aux veuves de fonctionnaires) mais qu’il y avait beaucoup de demandes. Sais-tu ce que ça représente ? 1.000 francs par an. Enfin, ce sera toujours ça si elle peut l’obtenir. Je dois y retourner aussitôt que les papiers seront rassemblés. J’ai fait remercier William Bertrand et je vais écrire à ta mère pour lui dire ce qui s’est passé.

1926 05 17 Le Phare de la Loire Tony Ricou  ..."Un type assez gentil qui m'a reçue..."

1927 05 05 L'Ouest-Eclair Tony Ricou  

1931 11 13 Paris-Soir

 1937 Tony Ricou         Tony Ricou 1912-1944

 Tony Ricou vers 1937

Autrement, rien de bien sensationnel. Je travaille avec acharnement aux broderies de Mme Rosé[5] pour en être plus tôt débarrassée. Elles sont déjà à moitié faites.

 Jeudi après-midi, est arrivé le commissaire de l’Asie[6], la conquête de Simone et de Lucien. C’est un garçon très laid, mais assez gentil. Il est d’une famille d’officiers de marine qui habite Brest et lui-même n’est que commissaire parce qu’il a une mauvaise vue. Simone, a-t-il rapporté, a la réputation d’une grande sportive, elle a été, paraît-il, dans des villages où jamais une femme blanche n’avait mis les pieds avant elle. Elle est très heureuse, très bien portante et semble née, d’après le commissaire, pour faire la femme d’un colonial. Quant à Lucien, il paraît qu’il réussit très bien et qu’un avenir brillant lui est réservé !

 Mon pauvre papa qui aurait été si content de voir tous ces gens… Nelly[7] m’a envoyé un radiogramme[8] dès qu’elle a su sa mort.

1937 12 10 Note de frais funérairs Borniol Paris 7e Facture des Pompes Funèbres

 Indira m’a envoyé une lettre assez amusante qui en contenait deux, du reste. La première datait d’avant son mariage, qu’elle avait oublié de poster. Il paraît qu’elle n’a rien à faire, qu’à commander le menu des repas (et encore, elle ne le fait pas toujours !), qu’elle s’entend assez bien avec son mari mais commence à se disputer assez souvent avec lui. Il paraît qu’il pense qu’elle est « toquée ». C’est un Brahmane de Madras. Sa famille est très orthodoxe et ne voulait pas qu’il épouse Indu, qui est à demi européenne et a vécu presque tout le temps en Europe. Pour le moment, ils habitent Delhi et doivent s’installer après dans une autre ville que je ne connais pas. Il a trois enfants (Pauvres gosses !). En somme, elle le trouve intelligent et ne semble pas encore le détester.[9]

 Elle ne me dit rien d’Amri.

 Les fiançailles de ce pauvre Rosenberg[10] sont rompues. C’est la jeune fille qui a pris l’initiative de la rupture, ses parents ne voulant pas le mariage.

 J’ai hérité aujourd’hui d’une cuiller à sucre en poudre en argent et vermeil, assez jolie, et des six petites cuillers dorées ! J’ai vu le service à café : il est affreux…

cuiller à sucre en poudre en vermeil

  J’ai déjà deux pleines valises de linge pour la maison : torchons, essuie-mains, nappes, serviettes. Ma tante me donne aussi l’argent pour toute la batterie de cuisine. Mais je ne l’achèterai pas avant février.

 Mes cousins Marbœuf m’envoient le service à dessert, il est en corne, je vais le recevoir peut-être lundi[11].

 La nappe de Mademoiselle Gorge[12] avance et devient très jolie.

 Quel malheur que tu ne sois pas ici. Ce serait amusant de tout préparer et acheter ensemble. Tu sais, je commence à avoir beaucoup de choses déjà.

 Moi aussi, Phil, il me tarde d’être ta femme. Je crois que nous serons très heureux. Mais pourvu que ce moment arrive vite, je n’ai vraiment plus la force d’attendre !

 Figure-toi que j’ai reçu une lettre d’Isabel Morales[13] après des années de silence. Elle a perdu sa mère il y a deux ans, est allée au Guatemala pour régler la succession et a failli mourir en rentrant en Angleterre, je n’ai pas compris de quoi. Il paraît qu’elle a beaucoup maigri ! Elle nous envoie tous ses vœux de bonheur.

adresses d'Isabel Moralès

 J’espère que j’aurai une lettre de toi demain, Phil. Que fais-tu ? As-tu beaucoup de travail ? Est-il intéressant ? Comme je voudrais être auprès de toi. J’aime mieux coucher sur ta table que dans mon lit…

J’espère au moins que tu vas m’écrire une longue lettre en me donnant beaucoup de détails sur ce que tu fais.



[1] Le cousin André Nouailhetas (1900-1952), présenté dans la lettre du 2 décembre. 

[2] La cousine « Minnie », qui est hébergée dans l’appartement de Clichy  depuis plusieurs mois et qui a aidé Julie pendant cette période douloureuse. Je ne suis pas parvenu à l’identifier plus précisément.

[3] William Bertrand (1881-1961), député radical de Charente Inférieure de 1924 à 1939, occupe également, en cette année 1937, les fonctions de Sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil dans le gouvernement Camille Chautemps

[4] Tony Bouffandeau (1891-1977) était Directeur de cabinet de William Bertrand ; il est alors âgé de 46 ans et c’est une personnalité proche de Camille Chautemps, avec qui il prendra ses distances lorsque ce dernier intégrera le gouvernement du maréchal Pétain en 1940. Tony Bouffandeau a des liens avec les Charentes, dont son épouse, fille du sénateur  de Saintes, Lauraine, est originaire. Il se retirera du côté de Cognac et de Saintes (où une rue a été baptisée de son nom). Quant au Chef de cabinet, il s’agit de Raymond Bayon-Targe. Le Sous-chef de cabinet, enfin, qui a reçu Denise, est Tony Ricou (1912-1944). Ce dernier semble avoir eu des dispositions pour la peinture : fils du Directeur de l’Opéra Comique, il expose, dès l’âge de 14 ans au Salon de la Nationale… ! Il a 24 ans en 1937. Croix de Guerre en 1940. Sous le pseudonyme de Richard Tavernier, il est mort en Héros de la Résistance en 1944

[5] Voir la lettre du 6 décembre

[6] Il s’agit du cousin Pierre-Marie-Élie-Louis Nouailhetas (1894-1985),  secrétaire général du gouverneur général de l'Indochine (1936-1939) (lettre du 9 février 1937 et note de bas de page du 2 décembre 1937))

[7] Nelly Zaky, l’amie égyptienne de Denise.

[8] Un radiogramme était un message transmis par radiotélégraphie.

[9] Pour voir la lettre complète d’Indira, se reporter au 20 novembre 1937.

[10] Werner Rosenberg, photographe, ami de Denise et Philippe

[11] J’ai présenté ce service à dessert ainsi que les cousins en illustration de la lettre du 6 décembre 1937.

[12] Melle Gorge est une infirmière très dévouée qui a soigné Lucien jusqu’à la fin.

[13] Sur Isabel Morales, voir les lettres du 25 décembre 1933, 20 et 27 juillet , 1er et 5 septembre,  16 décembre 1935, 19 février, 4 mai, 14 décembre 1936.

 

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