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De si longues Fiançailles
7 juillet 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 22 janvier 1938

Phil,

Non vraiment, ce n’est pas bien de ne pas m’écrire. Tu sais pourtant quel bien la réception de tes lettres me fait. Alors, au fond, je crois que tu es très égoïste…

En plus de cela, comment veux-tu que je te raconte tout ce qui se passe en dix jours, surtout quand il se passe des événements plutôt baroques, comme ceux d’aujourd’hui.

D’abord, je dois te dire que j’ai eu la grippe dimanche dernier, ou tout au moins, quelque chose dans ce genre au niveau des intestins. C’était désagréable, je suis restée couchée toute la journée, avec des bouillottes chaudes sur le ventre. Heureusement, ça n’a duré que deux jours. C’est une épidémie, tous les gens en sont plus ou moins atteints.

grippe 1938

Ensuite, la fameuse Madeleine[1], qui se plaignait tout le temps du ventre est tombée malade au moment de ses règles. Je t’assure que ce n’était pas drôle. Elle était d’une exigence ! Maman avait du lui céder sa chambre… Charmant ! (Elle est toujours en chômage, n’a plus du tout d’argent et est à notre charge depuis 7 mois). Nous étions très embêtées, ne sachant qu’en faire. Elle a fait venir un médecin d’Asnières qui a dit qu’elle avait les ovaires congestionnés et de la « métrite[2] » (ou quelque chose comme cela). Le matin, Melle Gorge[3] arrive. Madeleine se plaignait tout le temps. Quand elle se levait, elle avait des syncopes, et quand elle était dans son lit et qu’on n’était pas autour d’elle, elle avait des crises de nerfs. Nous étions de plus en plus embêtées. Heureusement, le sauveur est arrivé sous les traits d’une brave femme qui avait été sa propriétaire à Asnières, et qui est la femme d’un ancien soldat de papa. Elle a dit à Maman qu’elle ne pouvait pas garder Madeleine, que c’était absurde et trop fatigant pour elle, et elle a téléphoné au docteur pour qu’il la fasse admettre immédiatement à Beaujon[4]. Elle avait 39° de fièvre. Maman et Melle Gorge sont allées l’accompagner avec une ambulance. Je ne sais pas combien de temps elle y restera, mais ce n’est pas une solution, parce qu’après son hospitalisation, elle retournera à la maison… Alors, je crois qu’on va écrire à sa sœur de St Symphorien pour qu’elle la prenne chez elle. En plus de cela, Marie[5] est malade depuis le 1er janvier).

Marie Blanchard la bonne

Le plus drôle, c’est que Melle Gorge prétendait ce soir qu’elle avait tous les symptômes de la fausse couche !!! Tu vois d’ici la tête de Maman (Du reste, je crois que ce n’est pas ça) Aussi, on n’a pas idée d’aller s’encombrer de gens dont on ne connaît rien (finalement, il paraît qu’elle n’est pas parente (même éloignée) sous prétexte qu’ils sont de la Charente Inférieure ! Elle était devenue d’un sans-gêne depuis la mort de papa… Evidemment, je la plains, c’est une malheureuse, mais enfin, pourquoi diable est-elle venue à Paris ?

Toute cette histoire m’a agacée et énervée, je vais tâcher de dormir cette nuit mais j’ai bien peur de ne pouvoir y arriver. Je ne peux plus voir de gens malades, c’est plus fort que moi, je deviens malade aussi. Comme je voudrais être plus vieille de trois mois …!

Pour terminer le récit de cette journée extravagante, les concierges et Melle Gorge ont trouvé sous le porche de notre maison un encensoir d’église ???

encensoir-ancien-d-eglise-bronze-antique-french-censer-xxeme-siecle

et la petite concierge, âgée de treize ans et excitée pas ces événements, est sortie toute nue dans la rue !!! Je ne peux m’empêcher de rire en racontant cela, toi qui es bien calme sur ton cuirassé, tu vas t’imaginer que je deviens toquée. Les gendarmes sont venus –pour l’encensoir, pas pour la petite fille- parce que l’encensoir avait été volé et mis dans notre maison pour s’en débarrasser. J’imagine qu’Anatole France aurait écrit quelque chose de très spirituel avec un sujet pareil.

J’en oublie de parler de nous. D’abord, on va tâcher de s’arranger avec le curé de Clichy pour que tu n’aies pas trop d’embêtements.  Je serais heureuse, puisque tu vas au Havre, que tu voies tout de même le père Colomban[6]. Je crois que cela vaut mieux pour toi.

1934 05 28 Messe Ouest-France  Bulletin

 

Ton lieutenant de vaisseau[7] m’a fait envie. Comme je voudrais être avec toi à Stosswihr[8], loin de toutes ces histoires pas très amusantes, et revoir la bonne tête de Beri[9] (ça s’écrit comme Yeri, et pas comme la province !).

Simone a raconté dans sa dernière lettre une histoire très triste et touchante.

1938 01 22 fêt nat du 1er mai 37

Figure-toi que leur premier administrateur, M. Bienvenu, est mort un mois après son retour en France d’un abcès au foie opéré trop tard, le jour de la première communion de sa petite-fille (cette petite-fille qui est photographiée avec Simone et Lucien). C’était un type très sympathique.

1938 01 22 Simone et M  1938 01 22 Simone Lucien et la petite Bienvenu

Sa femme s’est trouvée absolument sans ressources et s’en est tirée grâce à la générosité de quelques coloniaux et –c’est là le plus beau- d’un chef indigène de Porto-Novo qui a fait spécialement le voyage de France pour venir saluer la tombe de M. Bienvenu. N’est-ce pas que c’est joli ?

Justin Aho petit-fils du roi Glélé neveu de Béhanzin en 1930  CHEF INDIGENE Dahomey-AOF image d'Epinal

Simone a demandé qu’on envoie de sa part un livre à la petite-fille, je vais lui acheter celui donné à la petite Bonnot[10].

Melle Gorge a apporté ce matin ma nappe terminée, elle est superbe. Comme j’aimerais que t

u la voies ! Quelqu’un dont elle n’a pas voulu dire le nom, doit aussi me faire un cadeau, je me demande si ce n’est pas Arnaud[1]!

J’ai enfin trouvé ma rabane et commencé mon service genre africain. C’est joli comme tout, tu sais. J’ai beaucoup de nouvelles choses à te montrer, il faut que tu viennes vite les voir.

Tu sais, mes 2100 francs sont finis ! Heureusement que je dois encore recevoir des cadeaux en argent…

Méchant garçon, tu ne réponds à aucune de mes questions. Tu ne me dis même pas si ta mère t’a répondu au sujet des draps. Tant pis ! Je vais en acheter une paire.

Je vais te quitter, il est plus d’une heure du matin, je vais essayer de dormir. Si tu ne me réponds pas immédiatement, je reste quinze jours sans t’écrire. Et cette fois, je le ferai.



[1] Minnie, la cousine, de son vrai nom Madeleine Esnos, a débarqué à Clichy en plein milieu de la maladie de Lucien, recueillie par Julie.

[2] Maladie inflammatoire de l'utérus.

[3] Melle Gorge, infirmière qui s’est occupée avec beaucoup de dévouement de Lucien.

[4] Grand hôpital de Clichy

[5] Marie Blanchard : la femme de ménage

[6] Le  père Colomban, OMC (Ordre des Frères Mineurs Capucins), était aumônier de la Maison du Marin au Havre. L’OMC est une branche des franciscains. Il y avait bien un couvent de franciscains au Havre, mais pas de la branche des capucins. Le père Colomban devait être  affecté spécifiquement à la Maison du Marin. Il était originaire de Dieppe et appartenait au couvent des capucins de Rouen. (Renseignements fournis par Jean Bourienne, auteur d’ouvrages sur Le Havre, dont un article «La place des dominicains au Havre (1868-1959 », 2008. Une présentation plus complète du père Colomban sera faite, accompagnant le lettre de Philippe du 31 janvier 1938.

[7] Voir la dernière lettre de Philippe (19 janvier)

[8] Evocation du séjour en Alsace de mars 1937

[9] Philippe orthographie ce pseudonyme Berry. Il s’agit du jeune Albert Zinglé.

[10] Au sujet de ce livre offert, se reporter à la lettre du 22 décembre 1936.

[11] Le docteur André Arnaud, qui soigna Lucien Proutaux

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