Lettre de Lucie à Denise, Chéray-St Georges- Île d’Oléron, 23 janvier 1938

  

Ma petite Denise, vous êtes tout excusée et pourvu que cette grippe soit vite passée, c’est l’essentiel. Aussitôt votre départ, le froid a complètement cessé, cette semaine, on a eu des 16 et 18 dans le jardin, mais aujourd’hui, temps de brume.

Remerciements à Catherine et Dominique Prévot qui m'ont accueilli à Chéray dans la maison qui appartenait à mon arrière grand-père, dont voici l'aspect en 2022:

Philippe m’a écrit pour ses draps, mais pour l’instant, je ne peux lui en donner, les 4 qu’il a me font défaut pour la bonne à qui je suis obligée de donner de grands draps pour un ½ lit, et je vis actuellement sur des draps neufs, n’ayant pas le temps de tourner des draps usagés mais qui peuvent encore servir.

   

Je lui en aurai acheté 4, mais j’ai fait un tel effort depuis 4 ans pour l’amener où il est, que ne m’ayant pas donné seulement 2 mois de répit, obligée de payer continuellement pour lui, que son mariage arrive avant que j’aie pu dire ouf ! J’ai le regret de ne pas pouvoir lui donner encore du linge. D’ailleurs, vous allez être en meublé pendant x années –par conséquent, cette question de draps n’a pas à se solutionner immédiatement[1]. Je demanderai mercredi à Philippe l’adresse de votre oncle, car je désirerais lui écrire au sujet du contrat, auquel, comme lui, je tiens. Même n’apportant rien l’un et l’autre, il faut préserver vos intérêts futurs, à vous comme à lui. J’ai vu tellement d’ennuis, pour les choses de ce genre, qu’il est préférable d’avoir un papier en règles. Vous seriez gentille de me donner l’adresse de votre oncle, car si j’attends que Philippe me la donne, ça pourra durer longtemps. Je tiens d’autant plus à ce que toute cette affaire soit au point que depuis 8 jours, je suis à la merci de je ne sais quoi. L’autre jeudi, sans raison, j’ai craché du sang, je ne me suis pas arrêtée, pensant que ça venait du nez et de l’arrière gorge, mais samedi, nouveau crachat, alors j’ai fait venir le médecin, car je craignais une autre congestion pulmonaire. Je n’avais aucun râle suspect, pas de fièvre, et le médecin a prétexté des troubles de circulation dus à l’âge. Or voilà 3 ans que je suis en pleine ménopause et si j’avais dû cracher le sang pour ça, il y a longtemps que je l’aurais fait. Je crois, moi, à une faiblesse cardiaque et à des troubles de circulation ; j’irai voir un autre médecin un peu moins simpliste que celui vu, car je voudrais que soit une bonne fois déterminé le pourquoi de ces hémoptysies[2]. J’ai une lassitude terrible, un besoin de dormir continuel, et une faim de loup, alors, au lieu de chercher midi à 14 heures, je peux tout simplement avoir une grosse dépression nerveuse. Fatigue de déménagement, ici pas de vrai repos lorsque je suis à la maison, ces voyages, surtout au début, dans le noir le soir, me fatiguent aussi. Enfin, bref, je suis assez embêtée. Est-ce sérieux ? Suis-je à la merci d’une embolie possible, suis-je au contraire tout simplement à bout et n’ai-je besoin que d’un peu de repos ? Je reprends mon service demain, ça ne m’amuse  pas, mais j’ai encore 14 mois, avant la possibilité de prendre une retraite.

Voilà Bertrand, ministre de la Marine[3]. Il y arrive un peu trop tôt pour Philippe, mais sa situation maintenue permettra que son appui agisse pour les 2 demandes de Madame Proutaux[4], c’est déjà çà. Bien affectueusement et toutes mes sympathies à votre mère, et tâchez de ne pas prendre froid, ce qui n’est pas fameux pour les intestins.

L. Dyvorne

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[1] Lucie doit être hors d’elle, car ses phrases sont difficilement compréhensibles : « vivre sur des draps neufs », « tourner des draps usagés », « solutionner »… !

[2] L'hémoptysie est un rejet, à l'occasion d'effort de toux, de sang provenant des voies aériennes sous-glottiques. Ce sang est rouge, aéré (contrairement au sang de l'hématémèse qui est moins oxygéné et plus foncé), en quantité très variable en fonction des causes de l'hémoptysie.

[3] Il va falloir faire vite pour compter sur « les appuis du ministre », car William Bertrand ne restera Ministre de la Marine militaire que du 18 janvier au 13 mars 1938… !

[4] Lucie fait allusion à la demande d’un bureau de tabac, attribué aux veuves de guerre.