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De si longues Fiançailles
12 juillet 2021

Lettre de Denise à Philippe, Clichy, ce 2 février 1938

Je suis désolée de ne pas t’avoir écrit. Je n’étais pas fâchée du tout. Pourquoi l’aurais-je été ? Ni malade. Et ça me fait vraiment de la peine de penser que tu n’auras pas ma lettre avant samedi. Mais il s’est passé tant de choses dégoûtantes que j’étais sans courage pour te les décrire.

D’abord, c’était réellement une fausse couche qu’a fait Madeleine[1]. On en a eu la certitude et comme Maman ne voulait plus s’occuper d’elle, c’est moi qui suis allée à l’hôpital dimanche. Elle n’a pas fait de difficultés à avouer. J’ai été obligée de voir l’amant –un ancien charcutier employé dans une teinturerie- c’était très drôle pour moi. J’ai conseillé à Madeleine de se faire envoyer en convalescence par l’hôpital (ça s’était passé assez mal, elle a fait de l’infection) et ensuite de rentrer chez sa sœur en Gironde[2].

St Symphorien

Le type était éminemment antipathique, à la fois plat et insolent, j’aurais juré que c’était un ancien valet de chambre. Enfin, touts ses affaires étaient parties de chez nous, les unes chez son ancienne logeuse d’Asnières –qui n’en était pas enchantée- les autres à Beaujon. Nous avions appris qu’à Arcachon elle avait fait divorcer un jeune ménage, qu’elle était venue à Paris pour suivre un autre type qui l’avait plaquée, qu’elle était devenue la maîtresse d’un des vieux messieurs auxquels l’avait recommandée M. Rosé[3] (tu te souviens, elle avait absolument voulu que je sorte avec eux une fois !) et qu’au Comptoir du Caoutchouc[4], elle était la maîtresse de tous les vendeurs qui en voulaient. C’est pour cela qu’elle avait été renvoyée.

couverture de catalogue 1936 Comptoir du Caoutchouc Illustration Andrée Dagand

Je te laisse à penser la surexcitation de Maman et de tante Jeanne[5]… C’était à en devenir tapé.

1938 Jeanne et Julie

Enfin, on croyait en être débarrassé quand, aujourd’hui, arrive l’amie de la femme de l’amant, disant que la femme était sur le point de tout savoir et que si elle sait tout, elle tuera Madeleine !! Ça, c’était le comble.

Détective janvier 1938

Cette jeune femme était venue supplier qu’on la réexpédie dans son pays. Comme c’est facile, elle n’a pas du tout envie de partir, elle veut que le type l’épouse. Maman a écrit à sa sœur qui ne savait rien (tout au moins des derniers rebondissements)  de venir la chercher, que tout le monde en avait par-dessus la tête, et que, du reste, un danger la menaçait… Pour l’instant, nous en sommes là. Je suis écœurée de toutes ces histoires, ça devait leur arriver avec leur manie d’accueillir les « cousins » qu’ils ne connaissent même pas. Mais tu avoueras que c’est plutôt pénible pour moi qui aie été obligée de remplir les corvées les plus désagréables pour les épargner à Maman.

Ensuite, j’ai reçu une lettre de ta mère qui m’a un peu contrariée. D’abord, elle me parle interminablement des draps qu’elle ne peut me donner –ce n’est pas moi qui les lui ai demandés. Elle me dit même que les quatre qu’elle t’a donnés lui manquent pour le lit de la bonne ! J’ai hésité dans ma réponse à lui offrir de les rembourser… Ensuite, je trouve qu’elle exagère en me parlant encore de l’argent que tu lui as coûté. Je ne crois pas qu’il y ait une lettre sans qu’elle en parle. Franchement, je trouve ça tout naturel que les parents dépensent de l’argent pour leurs enfants, j’ai toujours vu ça autour de moi, et si nous avons un enfant, j’espère qu’on dépensera le plus d’argent possible sans récriminer. Mais je t’en  supplie, à l’avenir, ne lui demande plus rien, parce que les histoires comme cela m’exaspèrent.

Elle me parle aussi du contrat auquel elle tient beaucoup. J’ai réfléchi depuis le 1er Janvier et pensé qu’on en ferait un, parce que j’ai vu que Maman n’avait pas du tout d’ennuis pour la succession de papa grâce au sien et à celui de Simone. Alors, j’ai écrit à ta mère qu’on se marierait sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, comme Simone et Maman, c’est la forme la plus courante et la plus commode. Je lui donne d’autres renseignements, mais je sais que ça ne t’intéresse pas du tout. Mais elle me demande aussi l’adresse de mon oncle pour lui parler de ce fameux contrat ! Je la lui donne, mais en lui faisant remarquer que mon oncle n’est pas mon tuteur et que je déteste qu’il se mêle de mes affaires. Elle sera contente ou pas contente, mais franchement, qu’est-ce qui lui prend d’écrire à mon oncle ? Si c’était encore à Maman, je comprendrais à moitié.

Phil, je t’avoue que je suis excédée par toutes les histoires de famille. Je n’ai connu que cela depuis ma naissance, j’espérais avoir la paix en me mariant.

Que tous ces gens nous fichent la paix et s’occupent de leurs propres bêtises (Exemple : Maman s’encombrant d’une petite grue !) Tous les jeunes ménages que j’ai connus et qui étaient brisés, l’étaient toujours par la faute des parents. Simone et Rosé sont bien heureux d’être au Dahomey !

Simone

J’en oublie de te dire que j’ai été convoquée au Commissariat –pas à la gendarmerie. J’ai trouvé un brave type qui ne savait pas trop quelles questions me poser. Il m’a dit :

-          Je suppose que vous êtes convoquée à cause de votre mariage avec un officier ?

Il m’a demandé si je travaillais, si maman travaillait, de combien était le loyer, depuis combien de temps nous habitions la maison et quelques autres questions aussi confidentielles.

Pendant ce temps, un autre brave type, assis à côté de lui, m’a demandé si je n’avais pas une sœur mariée et si mon père n’était pas blessé de guerre, parce qu’il avait entendu parler de nous par un autre inspecteur qui avait dit que Simone était l’amie de sa fille. Il m’a fait observer spirituellement que j’avais tort d’épouser un officier de marine, parce que je ne le verrai pas souvent. Ensuite, l’autre, qui ne savait toujours pas ce qu’il devait me demander, m’a dit qu’il avait assez de renseignements, et que je n’avais plus qu’à attendre. Ce que j’ai fait !

Nous avons reçu un nouveau cadeau. Suzanne Cérati[6] m’a donné une demi-douzaine de verres à cocktail en cristal, en forme de ballons. Elle m’a dit : « Ça vous servira quand vous recevrez les camarades de votre mari ». Comme elle vient de se fiancer elle aussi, je lui donnerai une glace de table comme la mienne.

J’ai été examiner les batteries de cuisine. Je crois que je prendrai de l’aluminium[7].

batterie de cuisine en aluminium  cocotte minute en alu

J’ai acheté un couvert en fer et une batteuse pour la mayonnaise (Comme cela, tu la réussiras sûrement !). J’ai à moitié fait le service de table en rabane, il est très joli. Tu en auras des nouvelles choses à voir quand tu viendras, Phil ! Bien qu’avec toutes ces histoires, personne ne travaille suffisamment, et je commence à être très en retard. En particulier, je n’ai pas une seule robe.

Je suis très contente que tu viennes le 19. Arriveras-tu le matin ? Il faudrait qu’on ait le temps de voir le curé de Clichy. Pourvu que tout marche de ce côté-là. Il faut que je fasse une demande à l’archevêché. Mais j’attends que tu aies vu le Père Colomban pour cela.

As-tu songé à tes témoins ? Si nous en avons deux, qui prendras-tu en dehors du Commandant Bonnot[8] ?

William Bertrand[9] a fait envoyer à Maman une lettre du Ministère des Pensions à son sujet.

J’ai été voir le docteur Lehmann, il m’a dit que j’étais très bien. J’ai 14-9 de tension et c’est tout juste ce qu’il faut. Il a même trouvé que c’était étonnant avec tous les embêtements que nous avions.

Je vais te quitter, Phil. Je voudrais tellement que nous soyons mariés déjà. Tu es sûr qu’il ne se produira aucune catastrophe d’ici-là ? Être tous les deux, seuls ! Mais le serons-nous jamais ?

Ne sois pas trop triste à cause de ma lettre. J’aurais tant aimé m’occuper en paix et dans la joie des préparatifs de notre mariage. Mais, vrai, ils me font tous regretter l’union libre… la seule chose que l’URSS avait fait de bien, ça avait été la suppression de la famille[10]… Mais Staline a reconstitué tout ça. Au fond, c’est un stupide bourgeois.



[1] « Minnie », Madeleine Esnos, la cousine recueillie par Julie depuis juin 1937.

[2] Plus précisément à St Symphorien.

[3] Monsieur Rosé, homme très honorable, et de surcroît, beau-père de Simone.

[4] Le Comptoir Commercial du Caoutchouc est situé 31 boulevard Hausmann à Paris. En 1936, la société publié un catalogue avec Art et Industrie dont le tirage est limité à 250 000 exemplaires (voir illustration)

[5] Jeanne Proutaux, née Furet, qui habite la même rue (Villeneuve) à Clichy.

[6] Suzanne Cérati, née en 1913 à Paris, décédée en 1958 à l’âge de 45 ans, avait épousé en 1939 Marcel Tavernier et habitait 3 rue Auguste Mayet à Asnières . En 1938, la famille Cérati habitait 20 place des Fêtes à Clichy. C’était une amie de jeunesse de Denise.

lettre du 17 novembre 1937

[7] La première moitié du XXème siècle connaît l'apogée des ustensiles en aluminium. Devant ce métal léger, on a vite fait de reléguer dans les placards, les très lourds ustensiles en fonte et en cuivre ! Cette période voit fleurir des séries de casseroles, de plats, de marmites en aluminium plus ou moins épais.

[8] Le Commandant Roger Bonnot (1899-1960), officier de marine versé dans l’aviation, commandant de bord de la « Croix-du-Sud », puis du « Lieutenant-de-Vaisseau-Paris »).

[9] William Bertrand, ami des Dyvorne, était jusqu’à présent Sous-secrétaire  d’Etat de la Présidence du Conseil. Il vient d’être nommé ministre de la Marine Militaire le 18 janvier 1938.

[10] Le Manifeste du Parti communiste, dans son chapitre 2 exige l’ « Abolition de la famille ». La famille repose sur le capital et le gain privé, « la famille bourgeoise disparaîtra naturellement lorsque son complément disparaîtra » et que « les deux disparaîtront avec la disparition du capital. » Ceci doit être un processus libérateur, dans lequel les enfants seront « libérés » de l’influence de leurs parents. Staline prend les pleins pouvoirs à partir de 1929 et rétablit la famille traditionnelle.

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