Lettre de Denise à Philippe, Clichy, jeudi 10 février 1938

Tu sais, le gendarme est venu ! Lundi dernier. Il paraît qu’il a fait subir un interrogatoire serré aux concierges, qu’il leur a demandé qu’elles étaient mes ressources, si je sortais souvent le soir ( !), si je recevais des visites masculines ( !!), si je fréquentais les dancings ( !!!) et autres questions dans ce genre que la concierge m’a répétées en rougissant. Il est monté ensuite, je n’étais pas tout à fait prête mais il a attendu. Il a encore demandé quelles étaient nos ressources (Figure-toi que je n’arrivais pas à comprendre pourquoi… c’est seulement quand j’ai vu la concierge que j’ai compris !).

  Il n’était pas lieutenant, ni très dégourdi, mais assez brave type. Il s’est humanisé tout à fait quand Maman lui a offert un verre de cognac et a conclu avec bienveillance que j’avais des chances d’être acceptée… Tu as peut-être le résultat de l’enquête maintenant.

Maman a été la mairie. Pour moi, il faut simplement un certificat de domicile. Pour toi, un acte de naissance à 10 frs, je crois, et toutes tes autorisations militaires que tu devras porter –où faire porter- à la mairie de Clichy trois semaines avant le mariage.

A l’Eglise, Maman a vu le 1^er vicaire. C’est lui qui se chargera de demander la dispense. Tu devras signer un papier d’après lequel les enfants seront élevés dans la religion catholique et qu’il n’y aura pas de cérémonie au Temple[1]… (Charmant). Moyennant quoi, on aura droit à une bénédiction dans la sacristie et à une messe dans l’église. Mais je ne ferai pas dire de messe, étant donné que nous serons quatre, ce serait un peu ridicule. Le 1^er vicaire a demandé à te voir, tâche de venir dimanche en huit, nous irons le voir après la messe de 11h^1/4   

Il paraît que tu as dit à mon oncle que c’était William Bertrand[2] qui serait notre unique témoin. Je pense qu’il a mal compris ou bien que tu étais troublé par la vue de ma fenêtre. De toutes façons, William Bertrand ne sera sûrement pas libre le 28 mars, l’élection sénatoriale de la Charente Inférieure a lieu le 27. Ecriras-tu au Commandant Bonnot ou iras-tu le voir quand tu seras ici ?

Je n’ai  pas reçu de réponse de ta mère[3] mais elle n’a pas écrit à mon oncle. C’est déjà un résultat. Je me demande si elle sera très contente de ma lettre, mais tant pis ! Je ne pouvais pas lui écrire autrement.

Nous avons tellement eu de chance, tous les deux jusqu’à présent, nous avons trouvé tellement de gens disposés à nous aider… que j’ai peur qu’il se produise une catastrophe avant le 28 mars. Mais je me demande qui pourrait bien nous empêcher de nous marier ?

Aujourd’hui, maman m’a acheté un moulin pour moudre les légumes, un plat long en aluminium et un petit entonnoir ! Je me demande si je dois acheter toute une batterie de cuisine ou me contenter de ce que je trouverai dans l’appartement (puisqu’il est meublé) en y ajoutant  les quelques ustensiles que j’aurai déjà. Qu’en penses-tu ? Je suis un peu affolée en pensant à toutes les choses que nous allons avoir. J’espère que le propriétaire voudra bien emporter ses affaires, sans cela, nous n’arriverons jamais à faire tout rentrer !

J’ai fini le service en rabane, tu sais. Mon manteau est ma robe de crêpe satin noir avancent, je crois qu’ils seront jolis.

Il faut que tu aies quand même le courage de travailler, Phil. Ne pense pas à moi tout le temps, tu finiras par être réellement malade… Sais-tu qu’il n’y a plus que 46 jours ? Naturellement, tu le sais. Je pense qu’il n’y aura plus que 30 jours, vingt jours, 10 jours, un jour… Tu es sûr que ça arrivera, que nous arriverons à la veille ? Au fond, ça me semble trop beau pour que j’y croie.

Je pense que tu es à Brest maintenant. Ecris-moi tout de suite, dès que tu auras ma lettre. Les quelques heures que tu as passées ici[4] me semblent un rêve. Reviens vite, je t’en prie.

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[1] J’espère que vous êtes conscients de l’intolérance de la religion catholique, de quoi vous en dégoûter pour plusieurs générations… !

[2] William Bertrand va rester Ministre de la Marine militaire jusqu’au 13 Mars, et le mariage est prévu le 28 Mars… Son rôle de témoin va être emporté dans la tourmente gouvernementale.

[3] Cette lettre de Lucie va arriver le soir-même.

[4] On peut supposer que Philippe a pu faire un saut à Paris le samedi 5 et dimanche 6 février, comme l’en suppliait Denise dans sa lettre du 3.